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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/29

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sophie kovalewsky.

pas la regarder : ce n’est que Fédia qui plus tard les a consolés. »

Ce récit revenait souvent, et je l’écoutais toujours avec le même intérêt ; aussi s’est-il profondément gravé dans ma mémoire. Grâce à de semblables discours, la conviction de n’être pas aimée se développa de très bonne heure en moi, et l’ensemble de mon caractère s’en ressentit : je devins de plus en plus sauvage et concentrée.

S’il arrivait qu’on m’appelât au salon, me voilà maussadement suspendue des deux mains aux jupons de ma bonne. Impossible de me tirer un mot. Niania s’épuise en raisonnements. Je garde un silence obstiné, jetant à ceux qui m’entourent des regards méfiants et hargneux, comme un petit animal traqué. Maman contrariée finit par dire à Niania :

« Eh bien ! emmenez votre petite sauvage dans sa chambre ; elle nous fait honte devant le monde ; elle aura certainement avalé sa langue. »

J’étais sauvage aussi avec les enfants que je ne connaissais pas ; et d’ailleurs j’en voyais peu.

Je me rappelle cependant que si nous rencontrions, dans nos promenades avec Niania, des enfants jouant à quelque jeu bruyant, le désir, l’envie, de me joindre à eux me prenaient soiwent. Mais Niania ne me laissait jamais aller… « Y penses-tu, ma petite mère ? une demoiselle comme toi jouer avec des enfants des rues ?… » disait-elle d’un ton de reproche si persuasif, que je me sentais confuse de ces aspirations. Bientôt, d’ailleurs, le goût, et presque la faculté de jouer avec