Aller au contenu

Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
premiers souvenirs.

d’autres enfants me passèrent. Je me rappelle mon embarras lorsque on m’amenait par hasard une petite fille de mon âge : je ne savais que lui dire, et je restais devant elle à penser : « Va-t-elle bientôt s’en aller ?… »

Le comble du bonheur était de rester seule, en tête à tête avec ma bonne. Le soir venu, quand Fédia dormait, et qu’Aniouta se sauvait au salon avec les grandes personnes, je m’asseyais sur le divan près de Niania, bien serrée contre elle, et elle me racontait des histoires. À la façon dont je les revois encore en songe, je puis juger des traces profondes qu’elles ont laissées dans mon imagination : éveillée je ne les retrouve que par fragments, mais endormie, je rêve encore de la « Mort noire », du « Loup Garou », du « Serpent à douze têtes », et ce rêve évoque en moi le même effroi indéfinissable qui m’étranglait à cinq ans, lorsque j’écoutais les contes de ma bonne.

C’est à cette époque de ma vie que commencèrent à se produire en moi d’étranges sensations, une impression d’inexprimable malaise, d’angoisse, dont le souvenir me reste très vif. Cette sensation m’envahissait généralement vers la chute du jour, si je restais seule dans une chambre. J’étais là, jouant parfois sans penser à rien, soudain, en me retournant, il me semblait apercevoir, rampant vers moi de l’angle de la chambre ou de dessous le lit, une ombre noire, très nette de contour. Je sentais la présence d’une chose inconnue, nouvelle, et cette impression me serrait le cœur si péniblement, que je m’élançais comme une