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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/301

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sophie kovalewsky.

morte, bien que je n’eusse pas le courage de l’avouer. Qui sait même si ce ne fut pas le besoin toujours croissant de me ressaisir, de redevenir seule maîtresse de mes pensées et de ma disposition d’esprit, qui, à mon insu, contribua à me faire prendre la résolution de passer l’hiver suivant en Italie ? J’avais souvent parlé de ce voyage, et Sophie s’y était toujours opposée comme à une trahison envers notre amitié. Mais cette amitié, si précieuse d’une part, et qui me donnait tant de joie, commençait d’une autre à me peser par son excessive exigence. Je le dis pour expliquer la tragédie finale de la vie de Sophie : la nature idéale de son tempérament voulait arracher à la vie ce qu’elle ne donne et ne réalise que bien rarement, en amitié comme en amour : la fusion complète de deux âmes. Son amitié, et plus tard son amour, étaient tyranniques, parce qu’elle n’admettait ni sentiments, ni désirs, ni pensées en dehors d’elle. Elle prétendait posséder la personne aimée de telle sorte que celle-ci n’eût presque plus d’individualité propre, et si en amour c’est presque impossible, au moins entre deux personnalités également développées, c’est plus difficile encore en amitié, la base de relations de ce genre étant la liberté individuelle de chacun. Ainsi s’explique peut-être le peu de satisfaction donné par la maternité au besoin de tendresse de Sophie. Un enfant n’aime pas autant qu’il se laisse aimer, et ne saurait s’identifier aux intérêts d’autrui ; il reçoit toujours plus qu’il ne donne, et Sophie exigeait beaucoup ; je ne veux pas dire qu’elle exigeât plus qu’elle ne don-