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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/64

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notre vie de campagne.

la mesure du vers, me causent une vive jouissance : je dévore avidement les fragments de poésies russes qui me tombent sous les yeux, et, il faut bien l’avouer, plus elles sont remplies d’emphase, plus elles me charment. En fait de poésies russes, je ne connus pendant longtemps que les ballades de Joukovsky. Personne chez nous ne s’intéressait à cette branche de la littérature, et bien que nous eussions une assez grande bibliothèque, elle se composait principalement de livres étrangers ; nous ne possédions ni Pouchkine, ni Lermontof, ni Nékrassof ; — la Chrestomathie de Filanof, achetée sur la demande de notre précepteur, fut pour moi une révélation ; j’avais attendu ce moment avec impatience. J’en restai quelques jours comme affolée, récitant à demi-voix des strophes du Prisonnier du Caucase ou de Mtsiri jusqu’à ce que mon institutrice menaçât de confisquer le précieux livre.

Le rythme du vers a toujours exercé sur moi un charme si puissant que, dès l’âge de cinq ans, je faisais des vers. Mon institutrice n’approuvait aucunement ce genre d’occupation : elle s’était fait un type, nettement défini dans son esprit, d’un enfant bien portant, élevé dans des conditions normales, et qui avec le temps devait produire une miss exemplaire : les vers russes ne cadraient en rien avec cet idéal. Elle persécuta donc vivement mes goûts poétiques : si, par malheur, un bout de papier barbouillé de mes rimes lui tombait sous les yeux, elle me l’attachait aussitôt sur le dos, et récitait ensuite mes pauvres