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Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/65

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sophie kovalewsky.

essais littéraires, devant mon frère et ma sœur, en les dénaturant ou les mutilant à plaisir.

Cette persécution resta sans effet. À douze ans, j’avais la conviction intime d’être née poète. La crainte de mon institutrice m’empêchant d’écrire mes vers, je les conservais dans ma mémoire, à la façon des anciens bardes, et ne les confiais qu’à mon ballon. Tout en courant à travers la grande salle, et en le lançant devant moi, je lui déclame parfois deux de mes œuvres préférées, et dont je suis très fière : Le Bédouin à son cheval, et Sentiments du pêcheur de perles en plongeant dans la mer. J’ai dans la tête un grand poème : Strouika, qui tiendra d’Ondine et de Mtsiri, mais dont je n’ai encore composé que dix strophes, et il doit en avoir cent vingt.

Mais la muse est capricieuse, et l’inspiration ne vient pas toujours à l’heure où il m’est ordonné de jouer au ballon ; et, si la muse ne répond pas à mon appel, ma situation devient dangereuse, car je suis entourée de toutes parts de tentations. À côté de la salle est la bibliothèque, et là, sur tous les divans, sur toutes les tables, traînent d’alléchants petits volumes de romans étrangers, ou des numéros de revues russes. Il m’est strictement interdit d’y toucher, car mon institutrice est très sévère pour mes lectures. J’ai peu de livres d’enfants, et je connais par cœur ceux que je possède. Mon institutrice ne me permet de lire aucun livre, même destiné aux enfants, sans l’avoir préalablement lu elle-même ; mais elle lit lentement, et n’en trouve presque jamais