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Page:Spenlé - Novalis.djvu/101

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UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE

neuves et mystérieuses, qui cherche à la troubler jusqu’en ses innommables profondeurs. Par une invocation à la Lumière, « messagère de joie », s’ouvre le premier chant. Mais, après quelques accords en ton majeur, qui semblent vibrer et frissonner dans un éther lumineux et joyeux, voici des notes graves et tristes ; l’évocation nocturne s’ébauche : « Loin d’elle (de la Lumière) je me détourne vers la sainte, l’inexprimable, la mystérieuse Nuit. Au loin repose le monde, comme englouti dans un abîme sépulcral. Combien sa demeure est déserte et solitaire ! Une tristesse grave fait frissonner les fibres de l’âme. Les lointains horizons du souvenir, les aspirations de la jeunesse, les rêves de l’enfance, les joies éphémères de toute cette longue existence, et les vains espoirs, je les vois monter vêtus de gris, comme les brouillards du soir se lèvent après le coucher du soleil. Au loin repose le monde, avec ses fêtes bigarrées. En d’autres espaces la lumière a planté sa tente d’azur. Ne reviendrait-elle plus jamais parmi ses enfants fidèles, ne visiterait-elle plus ses jardins et sa somptueuse demeure ? »

C’est l’heure magique de l’initiation : l’extase est proche, et, avec elle, le dégagement complet des liens corporels, l’union dans l’au-delà avec l’Être aimé. À une sorte de vie somnambulique devait aboutir le suicide philosophique que le poète avait entrepris sur lui-même.[1] L’extase somnambulique est un accident, qui souvent se présente spontanément dans la famille névropathique. Mais ces dispositions naturelles peuvent être encore singulièrement renforcées par une direction morale particulière : le monoïdéisme. Il se produit alors ce qu’un psychologue contemporain, M. Binet, a décrit sous le nom de « division de la conscience ».[2] Déjà le simple phénomène de l’attention prolongée nous

  1. Dans cette théorie de l’extase somnambulique nous sommes obligés d’anticiper sur un point qu’on trouvera exposé plus longuement dans le chapitre intitulé : « Les physiciens romantiques ». Nous donnons ici l’interprétation psychologique ; on trouvera dans le chapitre susdit les influences historiques.
  2. Binet, Les altérations de la personnalité, Paris, 1892, p. 84 et suiv.