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Page:Spenlé - Novalis.djvu/105

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UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE

gourdi. où la pensée se couvre d’un voile épais. Il note dans son Journal des instants « lucides », des heures de « joie ineffable », et aussi des heures d’angoisse ou même de trouble profond. « Aujourd’hui je fus plus que de coutume angoissé à la pensée de Sophie » écrit-il à la date du 18 mai, « journée chaude et somnolente. Je voulais travailler beaucoup, mais rien ne marchait… Le cerveau était néanmoins lucide, — sauf, vers le soir, où j’eus, comme la veille, des maux de tête. » Le lendemain de même : « depuis quelques jours les souvenirs m’angoissent de nouveau »[1] etc. « Tends sans cesse vers la réflexion supérieure et permanente et vers l’état d’âme qui l’accompagne. Oh ! que je puisse si peu me maintenir à cette hauteur ! » lisons-nous à la date du 4 mai. « De même que je me contrains à penser à certains objets, de même il faut que, par la tension volontaire et par certains moyens, je cherche à provoquer chez moi arbitrairement certaines dispositions. »[2] Quels sont ces moyens qui lui permettent de provoquer artificiellement une exaltation factice, voisine de l’extase ?

Si on en juge par le second hymne à la Nuit le poète aurait eu recours à des filtres magiques ou plus exactement à des narcotiques enivrants. « Sommeil sacré ! Ne refuse pas trop souvent tes douceurs aux initiés de la Nuit, en ce labeur terrestre ! Seuls les insensés te méconnaissent et ne connaissent d’autre sommeil hormis l’ombre, qu’au crépuscule de la Nuit véritable, tu jettes sur nous par compassion. Ils ne te sentent pas dans l’or liquide des grappes, dans l’essence miraculeuse de l’amandier, dans le suc brunâtre du pavot. Ils ignorent que c’est toi qui enveloppes le sein délicat de la jeune fille et fais un paradis de son giron ; ils ne soupçonnent point qu’au seuil des antiques légendes tu apparais, ouvrant le ciel, et que tu portes la clé des demeures bienheureuses, messager silencieux de mystères sans fin. » Ainsi la nature, avec ses

  1. N. S. I, p. 276 et 277.
  2. N. S. I, p. 279.