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Page:Spenlé - Novalis.djvu/109

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UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE

Très caractéristique pour la psychologie du poète est l’action suggestive d’une lecture passionnante. On se rappelle la lettre où le jeune étudiant de Leipzig annonçait à son père sa vocation militaire et transcrivait presque textuellement un long passage du « Torquato Tasso » de Gœthe. Il est possible que l’image de « l’homme haut », dessinée par Jean Paul dans la « Loge invisible » et surtout dans son roman « Hespérus », ait inspiré pour une bonne part le Journal du poète et contribué à déterminer chez lui le contenu de l’idée-fixe passionnelle. Encore une fois nous allons saisir sur le vif une suggestion littéraire de même nature. Dans les premiers jours du mois de mai, quelques semaines après la mort de Sophie von Kühn, Frédéric Schlegel envoyait à son ami la traduction de Roméo et Juliette, que venait d’achever son frère Guillaume Schlegel. Cette lecture fut aussitôt utilisée par Novalis, — comme toutes les impressions qu’il recueillait pendant cette période, — dans le sens de son idée-fixe. « C’est étrange », écrit-il à son correspondant, « que tu m’aies envoyé Roméo juste à présent… Je commence à pressentir ce qui rend Shakespeare inimitable : il se pourrait qu’il développât des facultés divinatoires. »[1] Surtout dans le dénouement du drame il croyait découvrir de surprenantes analogies avec sa propre situation. « Par quelle immolation se termine l’antique querelle ! En un amour qui consume tout se résout la haine aveugle. » Sans doute par cet après-midi orageux du mois de mai, dans un état particulier de surexcitation, il relisait le monologue de Roméo dans le caveau, devant le corps inanimé de Juliette. « Juliette aimée, pourquoi es-tu si belle ?… Je ne veux plus jamais quitter le palais de la sombre Nuit… C’est ici mon lieu de repos pour toujours. Ma chair est fatiguée et secoue le joug des astres ennemis… »

Les paroles, qu’il ne pouvait manquer de s’appliquer à lui-même, résonnaient encore dans son cœur, lorsque, nouveau Roméo, il se vit devant le « sombre enclos qui dérobait à ses

  1. Raich, op. cit., p. 34.