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Page:Spenlé - Novalis.djvu/144

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NOVALIS

indifféremment les inventions les plus originales et les rapprochements les plus absurdes. Or les rapprochements absurdes foisonnent dans les fragments de Novalis, — soit qu’il compare la femme à l’oxygène, parce qu’elle produit, en se combinant avec l’homme, la flamme de l’amour, ou qu’il compare encore les soldats, vêtus de rouge, à des oxydes, et les prêtres, vêtus de noir, à du carbone, — ou encore qu’il voie dans le règne végétal et le règne minéral les deux sexes de la nature pour en conclure — (argument inconnu des végétariens contemporains) — que les carnivores sont des « pédérastes »[1]. C’est toujours le même procédé, qui consiste à pousser à bout une analogie superficielle. Il définit lui-même naïvement ce que peut avoir d’absurde cette manière d’agir. « Réalisation bizarre d’une allégorie : par exemple l’amour est doux, donc il possède tous les attributs du sucre. »[2]

Ce qui frappe ensuite chez Novalis et ce qui complète son tempérament intellectuel, c’est une prédilection marquée pour les recherches métaphysiques très abstraites et pour les mathématiques transcendantes. L’abstraction revêt chez lui un caractère de lucidité, d’intensité presque hallucinatoire. Les intuitions les plus subtiles, auxquelles le théoricien n’arrive que par un long détour, par une pénible progression dialectique, par un effort persévérant de réflexion méthodique, il les anticipe du premier coup, en se jouant, — il les touche d’un seul geste, comme par un simple réflexe mental. Déjà Carlyle s’émerveillait de cette « puissance dans l’abstraction intense », qui lui permet de poursuivre les idées les plus insaisissables, à travers leurs fuyantes sinuosités, et de pénétrer, avec des yeux de lynx, jusqu’aux extrêmes limites de la pensée. L’abstraction, pour lui, forme un monde aussi réel, aussi tangible en quelque sorte que le monde sensible pour le commun des mortels. Il a ce don extraordinaire de visualisation abstraite qu’on a quelque-

  1. N. S. II, 1, p. 340, p. 253, p. 248, etc.
  2. N. S. II, 1, p 359.