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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/12

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quelques chevaux de prédilection, son piano, d’autres objets auxquels se rattachaient de tendres souvenirs ou un respect religieux. Parmi ceux-là, le vieux lit de fer où son père cherchait, durant sa vie, le repos de ses travaux du jour, humble couche où le maçon enrichi avait rendu le dernier soupir. Charles Delmare renfermait ces pieuses reliques dans un petit appartement, où, caprice bizarre, il comptait revenir se suicider à l’heure suprême de sa ruine. Puis, quittant Paris, et voyageant en grand seigneur, il parcourait l’Italie, redoublant de prodigalités, semblant s’acharner à précipiter sa ruine.

Durant ce voyage, grâce à sa réputation de magnificence et d’homme à la mode, colportée à Florence, à Naples, à Rome par les riches étrangers qui l’avaient connu à Paris, le beau Delmare eut de nouveaux succès dans ces villes de plaisir ; il en jouit avec une sorte d’avidité fébrile, désespérée, où le jetait la pensée de sa mort prochaine. Ses dernières ressources s’épuisaient de jour en jour ; il possédait cependant encore trente mille francs et était revenu de Florence à Genève, où il comptait résider quelque temps ; mais un événement imprévu venait changer le cours de sa destinée. Charles Delmare rencontrait, à bord du bateau à vapeur qui fait la traversée de Genève à Lausanne, une jeune femme qui devait lui inspirer l’amour le plus passionné qu’il eût jamais ressenti. Il apprenait que, venue de Paris depuis peu, elle habitait seule, près de Lausanne, un cottage où son mari, M. Ernest Dumirail, l’avait laissée jusqu’à l’automne, pendant qu’il parcourait en touriste intrépide quelques-unes des plus hautes montagnes de la Suisse.

Delmare se faisait aimer de madame Ernest Dumirail, et la trompait sur le véritable nom qu’il portait, craignant que sa réputation d’homme à bonnes fortunes ne fût parvenue jusqu’à elle et ne lui inspirât des doutes sur la sincérité de l’amour qu’il lui jurait. Il prenait le nom de Charles Wagner et se disait peintre. L’étude des beautés de la nature l’amenait en Suisse. Emmeline Dumirail, femme d’une beauté rare, d’un noble cœur, et jusque alors irréprochable, avait, avant d’oublier ses devoirs, longtemps et vaillamment lutté contre l’entraînement d’une séduction d’autant plus dangereuse, que le séducteur était passionnément épris. Le beau Delmare aimait comme il n’avait encore jamais aimé. Il oubliait sa ruine, ses projets de suicide, dans l’ivresse de cet amour partagé ; mais venait le moment où il devait commencer de pleurer avec des larmes de sang ses folles prodigalités. Un jour, Emmeline, éperdue d’épouvante, lui apprenait à la fois qu’elle