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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/13

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était mère et qu’une lettre lui annonçait le retour de son mari. Trop loyale pour introduire hypocritement au foyer domestique l’enfant de l’adultère et n’osant braver la présence de M. Dumirail, elle proposait à Charles de fuir avec lui et de lui consacrer sa vie. Elle le croyait un pauvre artiste, elle-même ne possédait aucuns biens, n’ayant apporté en dot à son mari que sa beauté ; mais elle ne reculerait devant aucune privation, pourvu que son amant ne l’abandonnât pas. Charles Delmare, encore riche ou seulement encore possesseur d’une partie de sa fortune, eût considéré comme le plus doux des devoirs d’accepter l’offre d’Emmeline ; mais, complétement ruiné, il s’effrayait de l’abîme de misère où il entraînerait la femme qu’il avait perdue, s’il acceptait son dévouement : il s’efforçait de dissuader Emmeline de cette résolution désespérée. La malheureuse femme, attribuant le refus de son amant à la désaffection, fondait en larmes et lui adressait des reproches déchirants, lorsque soudain apparaissait M. Ernest Dumirail, inopinément de retour et témoin jusqu’alors invisible de cette scène navrante, il acquérait ainsi la preuve de son déshonneur, exigeait du prétendu Wagner une réparation par les armes, choisissait l’épée qu’il maniait habilement. Le duel avait lieu, et, quoiqu’il s’efforçât de ménager les jours de M. Ernest Dumirail en se tenant d’abord sur la défensive, le beau Delmare, entraîné malgré lui par l’ardeur du combat, frappait mortellement son adversaire et tombait lui-même grièvement blessé.

Charles Delmare, transporté, presque mourant de sa blessure, dans une chambre d’auberge, à Lausanne, et bientôt en proie au violent délire de la fièvre, demeurait plusieurs jours sans conscience de lui-même. Il apprenait, en revenant à lui, la mort de M. Ernest Dumirail par une lettre d’Emmeline, lettre écrasante, où le remords d’avoir, par sa coupable faiblesse, causé le meurtre de son mari, se joignait au désespoir de s’être perdue pour Wagner, homme sans cœur, sans foi, sans honneur, et à ce point méprisable qu’il avait refusé de partager le sort d’une femme dont il restait l’unique appui. Emmeline, accablant son séducteur des plus sanglants reproches, le maudissait et lui déclarait que jamais il n’entendrait parler d’elle ni de son enfant, s’il devait voir le jour.

Une révolution étrange s’opérait dans le caractère de Charles Delmare : il renonçait à ses projets de suicide ; il se résignait à vivre désormais obscurément, pauvrement, du peu qu’il lui restait : un capital d’environ vingt mille francs, seul débris de son opulence. Sa passion pour Emmeline, loin de s’éteindre par leur