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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/14

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séparation, redoublait, accrue, sanctifiée par la paternité, sentiment dont il éprouvait pour la première fois le puissant empire. Désolé d’être méconnu de madame Dumirail, de passer à ses yeux pour un homme méprisable, tandis qu’il n’avait cédé qu’à des hésitations honorables, une pensée unique l’obsédait : retrouver la jeune veuve, la désabuser par des aveux complets, reconquérir son estime, son amour, et surtout jouir un jour de l’affection de cet enfant encore à naître et qui cependant, mystère insondable de l’âme humaine, devenait le but de l’existence de cet homme, existence jusqu’alors désordonnée.

Les recherches de Charles Delmare au sujet d’Emmeline étaient restées longtemps infructueuses. Il apprenait seulement qu’après la mort de M. Dumirail, tué, disait-on, en duel par un artiste inconnu, séducteur de sa femme, le beau-frère de celle-ci, M. Julien Dumirail, riche propriétaire, habitant le département du Jura, et sa sœur, madame San-Privato, femme du consul général de Naples à Paris, avaient refusé de revoir leur belle-sœur Emmeline, qui vivait dans une retraite ignorée.

L’insuccès de ses recherches ne décourageait pas Charles Delmare, n’affaiblissait en rien son amour pour la jeune veuve ou son désir passionné de l’affection de son enfant. Aussi, se rattachant de toutes les forces de son âme à cette double espérance, il y trouvait l’incessante occupation de sa vie, l’oubli de sa ruine et des privations qu’elle lui imposait, ou bien parfois il se rappelait son opulence passée. Il songeait avec de douloureux et stériles regrets que ces biens, si follement dissipés, auraient assuré la plus brillante existence à son enfant, désormais sans famille et répudié de tous, ainsi que sa mère.

Quelques années se passaient. Enfin, un jour, Charles Delmare rencontrait par hasard, dans l’une des promenades solitaires du jardin des Plantes, Emmeline Dumirail, accompagnée d’une petite fille de cinq ans d’une beauté ravissante. Éperdu de surprise et de joie, oubliant qu’il se trouvait dans un lieu public, Charles Delmare, fondant en larmes, tombait aux genoux de la jeune veuve, bouleversée, presque défaillante de stupeur, se saisissait de l’enfant, le couvrait de pleurs, de baisers délirants ; puis, en quelques mots empreints d’un irrésistible accent de sincérité, il avouait à Emmeline pourquoi, jadis, il avait pris le nom de Wagner ; comment il avait dû hésiter, dans sa ruine, à faire partager ses misères à une femme perdue par lui et pour lui ; enfin, quel changement cet amour inaltérable apportait dans sa vie autrefois si désordonnée. Madame Dumirail, émue, persuadée, parvenait à