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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/136

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paternel. Sans doute, madame San-Privato n’avait et ne pouvait avoir clairement conscience de la portée presque incalculable du coup qu’elle se préparait à frapper ; mais elle pressentait confusément que ce coup serait funeste à la tranquillité, au bonheur de M. et madame Dumirail, de Maurice et de Jeane.

Madame San-Privato, sentant, pour le succès de sa vengeance, la nécessité de feindre des sentiments contraires à ceux dont elle était possédée, parut se recueillir, et, après quelques moments de silence seulement interrompu par la solennité du pas lent et mesuré des bœufs ferrés qui continuaient de gravir sur le roc les dernières rampes de la montagne, madame San-Privato reprit d’une voix attendrie :

— Sais-tu, mon ami, à quoi je songeais ?

— Non.

— Je me disais qu’après tout, tu es le meilleur des frères.

— Le meilleur… je ne sais… mais ce dont je suis certain, c’est que j’ai pour toi, Armande, une affection sincère… et par cela même… un peu sévère…

— C’est vrai ; mais, grâce à ta sévérité, je commence à croire que tu me rendras heureuse malgré moi. En réfléchissant davantage à tes offres, je suis forcée de reconnaître…

— Qu’elles ont du bon ?

— Beaucoup…

— Et tu les acceptes ?

— Mon cœur dit oui… la nécessité dit oui… comment pourrais-je dire non ?

— Enfin, tu écoutes la voix de la raison, la voix de notre tendresse, tu es sauvée de toi-même ! — s’écria M. Dumirail serrant avec effusion les mains de sa sœur et complétement dupe de sa fausseté. — Si tu savais, Armande, combien en ce moment tu me rends heureux ?

— Seulement, je t’avoue que…

— Hum ! — fit M. Dumirail en souriant, — une réticence ?

— Voudrais-tu que je dissimule quelque chose ?

— À Dieu ne plaise !

— Eh bien ! tout en reconnaissant que tes offres généreuses et ton désir de me voir vivre désormais ici en famille, au milieu de vous, sont, au point de vue de la raison, ce qu’il y a de plus convenable, je ne m’abuse pas ; il y aura pour moi un tel contraste entre l’existence paisible que l’on mène ici et la vie de Paris, que, pendant les premiers temps de mon séjour au Morillon, j’éprouverai certainement des moments…