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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/15

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calmer l’exaltation de Delmare en lui promettant de le revoir, mais pas avant le lendemain. Elle eût été, ce jour-là, encore trop émue des suites de cette rencontre imprévue ; il se résignait à ce retard et regagnait sa pauvre demeure dans le ravissement de la beauté de sa fille : la paternité, jusqu’alors chez lui seulement instinctive, atteignait à son dernier terme d’expansion ; son amour pour Emmeline s’épurait, s’élevait ; il se sentait capable de ne plus voir en elle la maîtresse, mais la mère, et il se rendait chez elle, résolu de lui déclarer qu’à leur coupable liaison d’autrefois, déjà si terriblement expiée, succéderaient des relations pures, austères, pour ainsi dire sanctifiées par la présence de leur enfant.

Charles Delmare, sous l’impression de ces sentiments généreux, se rendait le lendemain chez madame Dumirail. Elle avait, depuis la veille au soir, quitté sa retraite avec sa fille, laissant pour son ancien amant une lettre déchirante où elle l’assurait qu’elle ne doutait plus de sa loyauté, de sa tendresse, mais qu’en le revoyant, le cruel souvenir de sa faute et du meurtre de son mari, dont elle était cause, se représentant à son esprit, avait réveillé ses remords à peine assoupis et jeté dans son âme un tel effroi, que, pour la première fois depuis la naissance de sa fille, cette innocente enfant, l’unique consolation de ses chagrins, lui apparaissait comme le vivant témoignage de sa honte et de son adultère. Emmeline suppliait Charles Delmare de ne plus chercher à la revoir, puisque entre lui et elle se dresserait toujours le spectre sanglant de son mari. Elle espérait enfin, en abandonnant pour toujours Paris, se dérober désormais à de nouvelles recherches.

Charles Delmare, d’abord frappé de stupeur, se livrait aux emportements d’un désespoir insensé, regrettant de ne s’être pas emparé de son enfant, trésor de sa vie. Peut-être il eût ainsi forcé Emmeline de rester près de lui. Impuissants regrets ! En vain l’opiniâtre résolution de retrouver les traces de la jeune veuve et de sa fille se changeait chez lui en une idée fixe, en une sorte de monomanie ; en vain elle lui donnait cette indomptable ténacité de volonté qui rend les monomanes presque certains d’atteindre leur but ; en vain il parcourait les environs de Paris, la France, le sac sur le dos, le bâton à la main, vivant de pain et d’eau, couchant sur la paille des auberges, afin de ménager le modique revenu de ses dernières ressources placées en viager. Ces nouvelles recherches demeuraient sans succès. Les années se passaient pour Charles Delmare dans une sorte de contemplation intérieure, grâce à laquelle il voyait, par la pensée, sa fille croître en beauté, en