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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/161

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instinct vital, il se cramponne convulsivement des deux mains et des dents à une touffe de daphnés sauvages poussés dans une crevasse, et reste ainsi étendu en travers du sentier, le menton, la poitrine, le ventre, les bras collés au sol, tandis que ses cuisses et ses jambes s’agitent, se roidissent dans l’espace ; car, au bout de ses pieds crispés, il cherche sur la pente presque perpendiculaire du roc une aspérité qui lui serve de point d’appui. Vains efforts, il halète, il écume, ses traits deviennent d’une lividité cadavéreuse ; sa prunelle fixe est cerclée de blanc par l’écartement des paupières ; ses mâchoires, contractées par la terreur, ne démordent pas le brin ligneux de la touffe de daphnés qu’il tient entre ses dents, tandis que ses doigts, tendus comme des ressorts d’acier, étreignent les plus grosses branches de l’arbuste ; mais, trop superficiellement enracinés dans une fissure du roc pour soutenir le poids d’un corps agité par des soubresauts spasmodiques, déjà les premiers filaments des racines de l’arbrisseau cèdent lentement à la pesanteur qui les entraîne, et se rompent. San-Privato s’en aperçoit, son épouvante redouble ; il serre si violemment les dents, qu’il coupe la tige qu’il mordait ; la secousse rejette brusquement sa tête en arrière, et il exclame d’une voix strangulée :

— À moi !… miséricorde !… à moi !…

Ce que nous venons de décrire si longuement s’était passé en quelques secondes à peine. Jeane, un moment immobile de saisissement à la vue du danger de mort qui menace San-Privato, obéit sans réflexion au premier élan d’un généreux courage, se jette à genoux, saisit de ses deux mains le collet de l’habit d’Albert, se cambre violemment, afin d’augmenter sa force d’attraction, et s’écrie :

— Maurice !… au secours !… au secours !

Maurice, déjà loin, avait environ vingt-cinq pas à parcourir afin de revenir au lieu du sinistre, et le passage, dont le seul aspect avait causé le vertige de San-Privato, offrait assez de difficultés pour que notre jeune montagnard lui-même ne le traversât qu’avec précaution. Les vingt-cinq ou trente secondes qui s’écoulèrent, entre le premier appel de Jeane et l’arrivée de son fiancé, furent pour elle un siècle d’angoisses ; douée de cette énergie fébrile qui peut suppléer pendant un moment chez les personnes à la vigueur physique dont elles sont dépourvues, Jeane sentait que, si le danger se prolongeait quelques secondes encore, ses forces factices allaient lui manquer, car les touffes de daphnés sauvages étant complétement déracinées, elle soutenait presque