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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/162

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seule le poids du corps de San-Privato. Celui-ci était parvenu, en tâtonnant du bout des pieds dans le vide, à introduire l’un d’eux dans une fissure du roc ; mais, sauf ce précaire et insuffisant point d’appui, il ne restait maintenant au bord du précipice que par la tension du collet de son habit, auquel Jeane se cramponnait énergiquement. Bientôt, elle le sent craquer, se découdre ; elle veut alors tenter de saisir l’habit par les plis qu’il formait à la hauteur des épaules, et, oublieuse de toute réserve en ce moment terrible, elle se penche tellement en avant, que son visage effleure celui de San-Privato ; elle sent la chaleur de son souffle haletant, leurs fronts se touchent, elle entend soudain la voix de Maurice qui, de loin, témoin du péril que courait son cousin, s’approchait aussi promptement que le lui permettaient les difficultés du chemin, en criant :

— Jeane, me voilà ! Courage ! tâche de soutenir encore Albert pendant une minute, nous le sauverons !

Rien de plus réconfortant, de plus entraînant que l’espoir du salut lorsque l’on touche à son heure dernière. San-Privato, ranimé par les paroles et l’approche de Maurice, se crut d’autant plus assurément sauvé, que son pied droit, longtemps çà et là vacillant au milieu de l’espace, trouva fortuitement à s’appuyer aussi solidement que le pied gauche sur une proéminence rocailleuse. Certain alors d’être, jusqu’à l’arrivée de Maurice, à l’abri du péril, San-Privato eut l’incroyable présence d’esprit, eut le courage de mettre à profit pour ses noirs projets l’effrayante occurrence où il se trouvait, et, nous le répétons, presque certain de son salut, il simula, au contraire, la résignation du désespoir, et, d’une voix palpitante, passionnée, s’adressant à la jeune fille, de qui le front touchait presque le sien :

— Jeane, tes forces sont à bout… les miennes aussi… Je le sens… je vais rouler à l’abîme… Ne me plains pas… la mort me sera douce… je t’aurai dit : Je t’aime !…

Et les lèvres de San-Privato, encore glacées par la terreur, s’appuyèrent aux lèvres de la jeune fille, tellement courbée vers lui, que leurs fronts se touchaient.

Jeane fut dupe de cette infernale comédie.

Cet aveu d’amour murmuré à l’heure suprême du trépas, ce baiser funèbre donné au-dessus du gouffre où elle voyait déjà San-Privato précipité, blessèrent la pudeur de la jeune fille, mais lui parurent chevaleresques, héroïques, et, bouleversée par la sensation de ce baiser, glacé pourtant, mais le premier qui eût jamais effleuré ses lèvres virginales, elle rejeta vivement sa tête