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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/374

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pille, au club dont ce dernier faisait déjà partie lors de la prospérité du beau Delmare.

Madame Dumirail rentra dans le salon, décidée à suivre les avis de son conseiller, en se montrant aussi maternellement bienveillante pour Jeane que par le passé, et en témoignant d’une telle froideur envers San-Privato, qu’il s’abstînt désormais de toute visite. Elle le trouva s’entretenant avec la jeune fille ; l’animation de son teint, l’expression résolue, presque hautaine, que prirent ses traits à l’aspect de sa tante, frappèrent celle-ci de surprise, et Jeane lui dit soudain d’une voix brève et ferme :

— Ma tante, permettez-moi de vous adresser une question.

— Parle, mon enfant, — répondit affectueusement madame Dumirail, fidèle aux recommandations de son conseiller, — parle, je t’écoute.

— Est-il vrai que vous vous proposiez de recevoir M. Delmare ?

— Il se peut qu’il vienne me voir quelquefois, et le sujet de ses visites est tellement grave, que…

— Ma tante, — reprit Jeane interrompant madame Dumirail avec un accent de reproche amer, — me faut-il donc vous rappeler que cet homme a tué mon père ?

— Je comprends, je respecte tes scrupules, — reprit doucement madame Dumirail ; — mais il m’est impossible de renoncer aux visites de M. Delmare. Tu resteras dans ta chambre lorsqu’il viendra chez moi…

La jeune fille échangea un regard d’intelligence avec San-Privato. Tous deux d’ailleurs paraissaient surpris et contrariés de la modération de madame Dumirail : ils comptaient évidemment sur sa vivacité pour engager une discussion irritante. Jeane reprit d’un ton sardonique et de plus en plus agressif :

— Je vous sais du moins gré, ma tante, de votre remarquable esprit d’équité ; il me sera permis de me réfugier dans ma chambre pendant que vous vous livrerez à votre penchant amical pour le meurtrier de mon père. La morale est nouvelle : c’est à la victime de fuir modestement les regards du bourreau, c’est à moi de me cacher humble et confuse, et, qui sait ? repentante peut-être, devant l’homme qui m’a faite orpheline !

— Ah ! — reprit Albert, — ma tante reconnaîtra combien est fondée votre douloureuse indignation, ma chère Jeane… et elle s’empressera de fermer sa porte à ce M. Delmare.

— Si je ferme ma porte à quelqu’un, ce sera aux fourbes et aux méchants qui cachent leurs perfidies sous le masque de la