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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/381

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déjà les dehors d’un homme à la mode ; cependant, sa timidité, jointe à l’espèce d’éblouissement que lui causait son éclatant succès auprès de madame de Hansfeld, le rendirent d’abord silencieux ; puis, peu à peu, sa langue se délia, Antoinette lui versait fréquemment de pleines rasades de vin de Champagne glacé, l’engageant, avec le plus séduisant sourire, à lui faire raison, et, de temps à autre, à la faveur de l’ombre projetée par la table, elle caressait du bout de sa bottine le pied de Maurice ; le regard de celui-ci étincelait alors ; ses traits, déjà fort animés, devenaient pourpres et trahissaient, aux yeux des malins convives, la trop grande ingénuité de ses sensations.

L’amphitryon du souper, Richard d’Otremont, pouvait à peine cacher sa méchante humeur, quoiqu’il s’efforçât de la dissimuler, autant par orgueil que par convenance. Il s’était en vain plusieurs fois présenté chez Antoinette, depuis qu’avec un effroyable cynisme elle lui avait promis de couronner sa flamme s’il tuait en duel Maurice Dumirail avant huit jours.

Les amis de M. d’Otremont n’ignoraient pas qu’il s’occupait beaucoup d’Antoinette. Elle n’était pas de ces femmes dont la position sociale commande le secret à leurs adorateurs ; or, la physionomie candidement triomphante de Maurice et les regards plus que compromettants que madame de Hansfeld, qui affichait et affectait par calcul sa passion apparente pour le jeune provincial, révélèrent bientôt la vérité aux moins clairvoyants des convives ; tous s’aperçurent du rôle ridicule que jouait, dans cette occurrence, Richard d’Otremont, invitant pour ainsi dire ses amis à souper, afin de les rendre témoins du succès de son rival, qu’il leur avait à l’avance chaudement recommandé comme candidat à leur club.

Ceux qu’on appelle des amis, dans un certain monde, se réjouissent généralement de nos déconvenues, de nos mécomptes, et plus d’un malin regard échangé entre les amis de M. d’Otremont fut surpris par lui ; il se voyait le jouet d’Antoinette, qui l’humiliait aux yeux de tous par les préférences effrontées dont elle accablait Maurice ; aussi le violent dépit, la sourde irritation que ressentait Richard allèrent croissant, bien qu’encore contenus en lui par les habitudes de la bonne compagnie.

Maurice, accoutumé à une extrême sobriété, n’ayant jamais bu d’autre vin que les légers produits du vignoble du Jura, commençait, grâce aux fréquentes libations que lui imposait Antoinette et à l’animation du banquet, à sentir une pointe d’ébriété qui, d’ailleurs, lui laissant encore complétement l’usage de sa raison, exal-