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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/398

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que notre nièce a eu aussi des torts, torts, à mon sens, plus graves que ceux de notre fils. Occupons-nous d’abord de Jeane, — ajouta M. Dumirail, comme s’il eût voulu retarder l’explication relative à son fils. — Nous avons jusqu’ici traité Jeane comme si elle eût été notre enfant ; nous avions consenti à la marier à Maurice, union inespérée pour elle en raison de plusieurs motifs. Son père, mon malheureux frère, ignorant que sa femme fût enceinte, m’a fait, tu le sais, héritier de ses biens composés de valeurs industrielles, à la charge de payer une pension viagère à sa veuve, malgré son adultère et quoiqu’il l’eût épousée sans fortune ; la crise commerciale de 1830 arrivant très-peu de temps après la mort de mon frère, les valeurs industrielles laissées par lui furent presque complétement perdues, sauf environ quatre-vingt mille francs que j’ai placés en viager sur la tête de ma belle-sœur. J’ignorais alors qu’elle fût enceinte, car sans cela je n’aurais pas fait un placement à fonds perdus. Il résulte de ceci, ma chère amie, qu’à la mort de sa mère, notre nièce a hérité d’une trentaine de mille francs provenant de quelques économies de ma belle-sœur et de la vente de son mobilier ; trente mille francs, telle était donc la dot de mademoiselle Jeane, à qui nous voulions bien accorder la main de notre fils, qui possédera un jour, si Dieu nous prête vie, seize à dix-huit cent mille francs de fortune ; or, de quelle façon notre nièce nous témoigne-t-elle sa reconnaissance ? Elle commence, au Morillon, par contrarier mes vues en ce qui touchait la nouvelle carrière de mon fils…

— De cette opposition, je ne saurais blâmer Jeane, — reprit tristement madame Dumirail ; — elle obéissait à un bon sentiment, et moi-même je désirais que Maurice…

— Soit, chère amie ; mais nous parlerons tout à l’heure de notre fils ; finissons d’abord de nous occuper de ce qui concerne Jeane. Elle t’accompagne à Paris, et au lieu de s’efforcer, ainsi qu’il était de son devoir, de ramener à elle son fiancé par la douceur et la résignation, elle prend, au contraire, à tâche de l’irriter, de l’exaspérer par ses reproches et ses sarcasmes.

— Mon ami, je ne suis pas suspecte de partialité envers Jeane ; je me suis, tu le sais, montrée très-sévère dans mon jugement sur elle ; mais il faut être juste : la violence de sa jalousie égale la fierté de son caractère ; tu ne peux te figurer ce qu’a souffert la pauvre créature durant cette soirée et cette nuit, où, d’heure en heure, de minute en minute, nous attendions mon fils, toutes deux en proie à des angoisses inexprimables…