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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/461

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jouvenceau… » puis il m’a fait entendre… car il ne se compromet jamais, oh non ! il m’a fait entendre que, si ce Dumirail était tué, il hériterait, lui, San-Privato, des biens de la famille ; j’ai tout fait pour qu’il fût tué ! Cependant je n’avais d’autre haine que celle de San-Privato contre lui. Mais Richard, ce matin, l’a épargné. Est-ce générosité ou pénétration ?… A-t-il deviné qu’à son insu il allait devenir l’instrument de mes desseins ? Peu importe, je nierai et j’obéirai aux autres ordres de mon maître. Je vaincrai de nouveau la répugnance que ce Maurice m’inspire, non qu’il ne soit beau ; mais je ressens de l’aversion pour lui uniquement parce qu’il n’est pas San-Privato. Ah ! ce que je ne pourrai vaincre, je le sens là au cœur, où je souffre tant, c’est la jalousie ! Pour la première fois, je l’éprouve, cette sensation poignante, acérée, qui blesse à vif chaque fibre du cœur ; oui, jusqu’ici, je ne jalousais pas les maîtresses de San-Privato, je les méprisais, je les raillais avec lui. Je me sentais à ses yeux supérieure à elles, et par la beauté et par tout ce qui lui plaisait en moi. D’où vient donc que, seule, seule, cette Jeane m’inspire tant de jalousie, tant de haine ? Certes, cette fille est belle, bien belle, d’une beauté autre que la mienne. Je suis brune, elle est blonde ; mais je peux soutenir la comparaison avec elle ; et, de plus, San-Privato dit qu’elle est sotte ; c’est faux, il ment, elle n’est pas sotte, j’en suis certaine, et cependant je ne l’ai vue qu’une fois, lorsque je suis allée lui enlever Maurice ; mais nos regards se sont rencontrés. Ah ! quel regard que celui de cette charmante fille ! quels yeux bleus ! Et elle serait sotte avec ces yeux-là ?… Non, mille fois non ! San-Privato ment ! Pourquoi San-Privato me trompe-t-il à ce sujet ? Est-ce afin d’endormir ma jalousie ? Erreur, il ne croit pas, il ne doit pas croire que je suis jalouse. Il ne veut pas que je le sois, et, jusqu’ici jamais je ne l’ai été. Pourquoi donc, seule, cette Jeane m’inspire-t-elle ce sentiment ? Et ce n’est pas seulement de la jalousie que j’éprouve ; un invincible pressentiment m’avertit que cette Jeane sera funeste à San-Privato, qu’elle sera son mauvais ange ; oui, cela, je le pense, et, mieux encore, je le sens ! oui, cette sensation est réelle, est profonde ; je n’ai aucun intérêt à m’abuser moi-même. Si je disais ceci à San-Privato, il pourrait croire que c’est une ruse ou une comédie de femme jalouse ; mais je n’oserai jamais lui parler d’un tel ressentiment, c’est à moi-même, à moi seule que je dis cela ; mes alarmes sont donc sincères. Ah ! fille maudite, blonde aux yeux bleus, malheur à toi si jamais…

Madame de Hansfeld, s’interrompant, appuya fortement ses deux mains sur son cœur et murmura :