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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/538

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tait de sa cachette de Belleville et se dirigeait vers l’hôtel des Étrangers, résolu d’avoir une explication décisive avec son père et sa mère, et de leur poser carrément son ultimatum, pensait-il. Antoinette, profitant de l’isolement où elle tenait ce malheureux et surtout de sa perverse influence sur lui, l’engageait de plus en plus dans la voie de sa ruine et de sa dégradation morale. Remarque curieuse, confirmée par des milliers de faits : presque toujours la cause première de la perte des fils de famille est une courtisane, plus ou moins haut placée dans la hiérarchie de cette classe de femmes et plus ou moins adroite, selon le degré d’intelligence de sa dupe ; or, des jeunes gens parfois beaux, distingués, spirituels, sont trompés, joués, bernés, vilipendés, moqués et surtout dépouillés par quelque drôlesse, ainsi que les barbons ridicules de l’ancienne comédie.

Maurice, en regagnant le logis paternel après six semaines de disparition, résumait ainsi sa situation :

— Je vais trouver mon père et ma mère courroucés contre moi ; il me faudra leur imposer par mon sang-froid, et, ainsi que me l’a conseillé Antoinette, prendre hardiment le taureau par les cornes, en un mot, prévenir l’attaque en attaquant moi-même. Pas de faiblesse ! j’ai pour moi mon droit. Ce droit, le voici : je ne suis plus un enfant, je suis majeur ; en d’autres termes, je suis homme, je suis libre de mes volontés, maître de mes actions : donc, je veux rester à Paris, et j’ai le droit d’y rester. Je n’ai de goût ni pour la carrière diplomatique, ni pour tout autre, par cette excellente raison que, fils unique et un jour héritier de quinze à seize cent mille francs de fortune (au moins), il serait absurde à moi de m’assujettir à une occupation quelconque. Mais, pour vivre à Paris sans rien faire et y vivre convenablement, il faut de l’argent, certes, et l’argent ne me manquera pas ; j’ai deux moyens d’en obtenir : soit des usuriers, soit de ma famille, et je vais tenter aujourd’hui près de celle-ci une dernière démarche, afin de mettre complétement la justice de mon côté. Tant pis pour mes parents s’ils me refusent, ils seront responsables de l’avenir. Je ne leur demanderai d’ailleurs rien que de raisonnable, à savoir : trente mille francs par an, pas un liard de moins, pas un liard de plus. C’est, comme on dit, à prendre ou à laisser. Voici sur quoi je base cette demande, aussi légitime que possible, pour peu qu’on l’examine sans prévention : Mes parents jouissent d’environ soixante mille livres de rente, ils n’en dépensent pas quinze lorsqu’ils vivent au Morillon (et ce n’est certes pas moi qui leur conseillerai de rester à Paris, où ils s’ennuient d’ailleurs à mourir) ;