Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/655

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— De Genève, nous irons dans l’intérieur de la Suisse, où il nous sera facile d’échapper aux poursuites.

— Soit ; nous échapperons aux poursuites ; que deviendrons-nous ?…

— Que sais-je ?… Nous aviserons plus tard.

— C’est à cette heure et non plus tard, Maurice, que nous devons aviser, peser nos résolutions… Or, nous avons, je le suppose, gagné la Suisse, tu es à l’abri des recherches de la justice ; sur quelles ressources comptes-tu pour vivre ? Tu n’as pas emporté d’argent, que je sache ?

— Non.

— Nos frais de voyage payés, y compris une gratification convenable accordée au domestique de M. d’Otremont, il me restera trois ou quatre louis. Cette dernière ressource épuisée, de quoi vivrons-nous ?… Tu ne me réponds rien ?

— Que puis-je te répondre ?

— Dis-moi, Maurice, lorsque tu m’as vue venir à toi, favoriser ta fuite, t’accompagner, qu’as-tu pensé ? quelles intentions m’as-tu prêtées ? quelle sorte d’intérêt, enfin, crois-tu que je te porte ?

— L’intérêt que t’inspire sans doute l’ami de ta première jeunesse, celui qui a été ton fiancé.

— Il y a du vrai dans ces paroles ; oui, tu es encore, tu seras toujours pour moi l’ami de ma première jeunesse, celui que j’ai connu généreux, délicat et fier. Quoi que tu aies fait depuis ces temps-là, Maurice, rien ne peut empêcher, rien ne pourra empêcher que tu n’aies été le noble adolescent que j’ai connu ; mais actuellement, je te l’ai dit, je viens à toi comme le justicier vient au condamné.

— Je n’ai pas compris, je ne comprends pas le sens de ces paroles étranges, Jeane.

— Je vais m’expliquer plus clairement. Cependant, un mot encore : en t’ouvrant tout à l’heure mon cœur sans réserve, en te montrant sincèrement l’état de mon âme, je n’ai eu qu’un but, te donner l’exemple d’une confiance absolue.

— Qu’ai-je à t’apprendre ?… N’as-tu pas été témoin d’une scène à la fois ignoble et horrible, qui résume pour ainsi dire l’abjection de ma vie présente ?

— Oui ; mais j’ignore, Maurice, l’état de ton âme ; j’ignore comment tu envisages l’avenir.

— Il est si affreux que, loin de chercher à l’envisager, je ferme les yeux.