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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/662

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— Tel est donc l’unique moyen de sortir de cette impasse, le suicide, Jeane, à vingt-six ans… le suicide !…

— Qu’as-tu à regretter ?

— Rien.

— Que laisses-tu derrière toi ?… L’opprobre, la misère, la prison, l’échafaud sans doute.

— Tu dis vrai, — répond Maurice après un long silence. — Revirement étrange, dû sans doute à ton influence ; en songeant à la mort, je me sens de plus en plus allégé, je me sens redevenu meilleur, j’ai comme une vague réminiscence de ces temps où j’étais honnête, bon et heureux de mon innocence ! Enfin, le croirais-tu, Jeane ? j’éprouve une sorte de consolation amère en pensant que ma mort volontaire sera du moins une sorte d’expiation du mal que j’ai fait, expiation insuffisante, mais, enfin, la seule dont je sois capable.

— Ah ! Maurice, c’est qu’il est peu d’hommes assez fortement trempés pour que les forces vives de leur âme résistent longtemps à l’action corrosive du vice. Il faut, vois-tu, avoir, quoique criminel, conservé une grande force d’âme, un grand courage, pour expier le passé par la souffrance, par le sacrifice, et se réhabiliter par le travail et la vertu. Admirons ceux-là, mais avouons notre impuissance à les imiter. La créature qui, ayant conscience et repentir d’être sur la terre un objet de scandale et de mépris, délivre ses semblables de sa présence et retourne de soi-même à Dieu, comptant sur son pardon, celle-là, Maurice, fait, sinon ce qu’elle doit, du moins ce qu’elle peut. Il faut lui savoir gré de sa bonne volonté.

— Ainsi, Jeane, tu approuves ma résolution ?

— Ah ! Maurice ! mon ami, mon frère, — s’écrie la jeune femme, trahissant pour la première fois une profonde émotion depuis le commencement de cet entretien, — mes pressentiments ne me trompaient pas !

— Qu’entends-je ! l’accent de ta voix est attendri, presque joyeux…, — dit Maurice stupéfait. — Il me semble reconnaître la voix de la Jeane de ces temps d’innocence et de bonheur où nous avons été fiancés !

— C’est que tu réalises pour moi mes chères espérances de cet heureux temps, mon Maurice bien-aimé.

— Je ne te comprends pas.

— Dis-moi, ami, lorsque, autrefois, tu m’offrais, t’en souviens-tu, de partager ton trône de luzerne rose et ta couronne de bluets, lorsque enfin nous avons été fiancés, quelle était ma plus chère,