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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/664

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— Rassure-toi ! ma mort le délivrera des cruelles appréhensions que lui inspirait mon avenir.

— Quelles appréhensions ?

— Mon père, si je lui survivais, aurait une agonie bourrelée d’angoisses, de remords ; il sait qu’il ne me reste rien de ma dot ; la modique pension dont il vit s’éteint avec lui ; il me laisserait donc exposée, jeune et belle encore, à toutes les extrémités de la misère. Quoique, jusqu’ici, mes désordres aient été, du moins, purs de toute vénalité, mon père, à son heure dernière, serait en droit de craindre que, face à face avec la détresse, je ne cède un jour à de détestables tentations. Encore une fois, Maurice, rassure-toi ; je connais mon père, il aimera mieux me savoir morte qu’exposée à tomber plus bas que je ne suis tombée jusqu’ici ; sa santé s’affaiblit de jour en jour, m’écrivait-il dernièrement ; il ne nous survivra pas longtemps !

— Ah ! pauvre Delmare, pauvre martyr de l’amour paternel !

— « Fatalité ! Providence ou hasard, m’a-t-il dit souvent, le crime entraîne avec soi son châtiment ; j’expie, j’expierai plus cruellement encore peut-être mon homicide et mon adultère ! »

— Il est en effet des fatalités étranges, Jeane ; toi et moi sommes un exemple de ces destinées : nous aussi, nous expions le passé.

— Mais, à cette heure, cette expiation, partagée avec toi, Maurice, me semble douce. Maintenant, écoute mon projet.

Nous laisserons Jeane et Maurice poursuivre leur voyage aventureux vers Nantua, et nous conduirons le lecteur dans la retraite de Charles Delmare.


XXXIII

La scène suivante se passe le lendemain soir du jour où Jeane a confié à Maurice ses projets de suicide. Une neige épaisse, durcie par la gelée, couvrait depuis deux mois le sol ; car l’habitation de Delmare, voisine du Morillon, était, comparativement à la plaine, située à une grande élévation, et, à cette altitude, il neigeait alors