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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/690

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— Mon père reconnaîtra que je ne le trompais pas hier au soir, au moment de le quitter, en lui disant : « Je te le jure, je ne tomberai pas plus bas que je ne suis tombée ; je ne connaîtrai jamais la misère ; mon avenir ne doit t’inspirer aucune alarme. »

— Pauvre cher maître… Ah ! nous sommes cruels, nous l’aurons tué !

— Son agonie sera douce ; elle eût été atroce, si je lui avais survécu… Bon père, ne m’a-t-il pas presque avoué malgré lui que, parfois, il désirerait me voir morte.

— Lui… lui ?…

— Oui, tant étaient grandes ses angoisses, son épouvante, à cette pensée qu’il me laisserait, après lui, pauvre, jeune et belle encore ; mais mon suicide lui rendra sa tranquillité d’esprit ; il quittera sans regrets, que dis-je ? avec une joie amère, cette vie désormais pour lui sans but, puisque je n’existerai plus. Va, Maurice, j’emporte du moins cette consolation suprême, que ma mort sera pour mon père un allégement, qu’elle le délivrera de terribles appréhensions.

— Puisse-t-il en être ainsi, Jeane ! Mais quel va être son mépris pour moi, lorsqu’il va savoir, par les gens de justice, les accusations dont je suis l’objet !

— Au mépris succédera le pardon ; tu expies imparfaitement, mais enfin tu expies le mal que tu as fait. Allons, Maurice, un dernier adieu à la maison paternelle, que le détour du chemin va nous cacher ; puis continuons notre ascension, nous serons arrivés aux plateaux de Tréserve avant que les gens qui te recherchent aient pu découvrir nos traces.

— Adieu, maison paternelle ! adieu, rustique berceau de mon heureuse enfance ! — dit Maurice avec une émotion profonde, jetant au loin sur le Morillon un long regard noyé de larmes. — Adieu, riant asile de mon adolescence ! Là, j’ai connu les plaisirs du foyer domestique, les douces joies de la famille ; là, j’idolâtrais le meilleur des pères, la plus tendre des mères ; là, mon âme s’est élevée par les plus nobles aspirations vers le beau, le juste et le bien ; là, j’ai compris la sublime poésie de la nature ; là, pour la première fois, mon cœur a battu pour toi, Jeane, pour toi qui sentiras bientôt ses derniers battements ; là, si lointain que m’apparût l’horizon de l’avenir, pas un nuage ne voilait sa radieuse sérénité. Adieu donc pour toujours, maison rustique ! À vous aussi, adieu, adieu, champs paternels ! Je vous cultivais avec amour et respect, terre sanctifiée par les labeurs de mon père ! Ma main jeune et robuste creusait vos sillons ; j’espérais les creuser encore,