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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/691

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le front blanchi et la main affaiblie par l’âge. Adieu, riches guérets, bois solitaires, où j’ai tant rêvé de toi, Jeane !… Adieu, prairies parfumées dont tu étais la reine, ô toi, la fiancée de mon cœur ! vous êtes maintenant le domaine de l’étranger. Ah ! je le jure en ce moment suprême, je n’éprouve nul regret de la perte de mon héritage ! Honoré sois-tu, mon père, vénérées soient ta mémoire et ta prévoyante sagesse ! dans ce tutélaire asile ouvert à leur pauvreté, des générations d’honnêtes et laborieux enfants du peuple trouveront, ainsi que tu le disais, le pain de l’âme et l’instrument du travail : tu as accompli, en me déshéritant, un devoir sincère ; mon châtiment aura été fécond pour autrui ! Le prix de ce domaine, depuis longtemps dissipé par moi, n’eût servi qu’à reculer de quelques années ma ruine stérile et fangeuse. Sois donc béni et vénéré, ô mon père ! je te le dis du plus profond de l’âme en jetant un dernier regard sur ces lieux où s’élève ta tombe.

— Maurice, Maurice, — reprend Jeane, les yeux humides de larmes, en serrant les mains du jeune homme entre les siennes, — si Dieu t’entend, s’il lit dans ton cœur la sincérité de tes paroles, tu seras pardonné !

En ce moment, les cloches des villages voisins du Morillon commencèrent de sonner la messe dominicale. Ce bruit lointain et mélancolique des cloches, si souvent entendu autrefois par eux, cause aux deux jeunes gens une impression profonde ; ils se donnent de nouveau la main, et continuent leur ascension vers le chalet, interrompant çà et là leur silence pensif en échangeant de communes remémorances.

— T’en souviens-tu, Jeane ? c’est à cet endroit de la route que San-Privato, se rendant avec nous au chalet de Tréserve, et lisant, nous disait-il, dans nos âmes plus clairement que nous-mêmes, te révélait l’attrait presque invincible qu’il t’inspirait, et me révélait, à moi, que l’envie et la jalousie causaient l’éloignement que j’avais soudain ressenti pour lui.

— Oui, Maurice, c’est ici que ce tentateur jetait dans ton âme les premiers désirs de cette ambition généreuse alors, mais qui devait un jour te conduire à Paris, à ta ruine, à ta perte.

— Ô Jeane, que d’événements accomplis depuis ce temps-là ! Notre vie a été faussée, pervertie, bouleversée, perdue, et la nature, immuable dans sa grandeur, n’a pas changé. Tiens, reconnais-tu cet énorme mélèze, à l’abri duquel nous nous mettions autrefois, lorsque la pluie nous surprenait dans la montagne ?

— Et là-bas, sous les nœuds des énormes racines de ce hêtre,