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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/698

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fants ! « Tu es une bonne fille, Josette, m’a dit Geneviève. Reste ici ; tu m’aideras à ensevelir deux de mes morts : mais tu ne toucheras pas au troisième, qui sera mon Charles ! » Elle me faisait presque peur en me parlant ainsi de ses morts ! elle avait un air si farouche, si égaré…

— Je crains que la chère femme n’ait plus bien la tête à elle depuis la mort de M. Delmare.

— Je le crains aussi, ma mère. Savez-vous qu’elle devient inquiétante avec ce couteau qu’elle aiguise toujours !

— Mais qu’est-ce donc qu’elle en veut faire, de ce couteau ?

— Je ne sais. Pour en revenir à M. Delmare, quand il a eu reçu une lettre de Nantua, écrite par M. Maurice et sa cousine, et où ils disaient qu’on trouverait leurs corps au pied du roc de Tréserve, le cher homme est tombé sans connaissance. Nous l’avons cru mort ; mais non, il a repris ses esprits ; mais, à sa faiblesse, on voyait bien qu’il ne vivrait pas longtemps. Il a pourtant eu le courage de donner des ordres pour qu’on aille chercher les corps, et il disait à Geneviève : « Je ne mourrai pas encore, non ! Je ne veux pas mourir avant qu’on ait retrouvé et rapporté ici les restes de Jeane et de Maurice. Je les attendrai, afin que nous soyons enterrés tous trois dans la même fosse. »

— Pauvre monsieur ! pauvre monsieur ! Ah ! Josette, c’est à fendre le cœur !

— Il a fait ce qu’il a promis : il s’est empêché de mourir jusqu’à hier. Je le veillais avec Geneviève. De temps à autre, il répétait : « Les corps ne viennent pas, nourrice, les corps ne viennent pas. Je le sens, je n’ai presque plus de temps à vivre. Comme ils tardent donc !… comme ils tardent ! » Enfin, vers les deux heures, il voit de son lit, à travers les carreaux de la fenêtre, passer un brancard couvert de branchages de sapin porté par des gens de la montagne. Alors, ô ma mère ! j’en rêverai longtemps, allez ! de ce que j’ai vu en ce moment terrible.

— Achève ! achève ! tu me donnes la chair de poule.

M. Delmare, voyant passer le brancard, s’écrie : « Les voilà !… les voilà !… » Et, avant que nous ayons pu seulement penser à l’en empêcher, il se dresse, sort de son lit, entraînant après lui un de ses draps qui l’enveloppait comme un suaire, traverse la chambre, le salon, la cuisine, ouvre la porte au moment où l’on déposait le brancard devant la maison, lève ses deux bras au ciel, s’écrie : « Jeane !… Jeane !… » Et il tombe expirant sur le brancard où étaient les deux corps.