Aller au contenu

Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/72

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sentais tellement irrité contre ce malheureux Albert, qu’au moment où nous sommes sortis de table, je me tenais à quatre pour ne pas dire à mon cousin : « Ta vanité nous étale des relations avec des princes, des empereurs, des rois, afin de nous humilier ; mais, malgré tes airs d’ambassadeur et ta brochette de décorations, j’aime mieux être un franc laboureur dans nos montagnes qu’un faquin de diplomate, et, si tu n’es pas content, je te propose de… »

— Maurice ! Maurice ! — dit vivement et d’un ton d’affectueux reproche madame Dumirail, à la fois presque effrayée de l’expression menaçante des traits de son fils et cependant intérieurement ravie, ainsi que son mari, de ces mots échappés à l’impétueux jeune homme : « J’aime mieux être un franc laboureur dans nos montagnes qu’un faquin de diplomate comme toi ! »

Ils n’en doutaient plus, et cette conviction, en ce moment, les charmait : leur fils, ainsi qu’ils l’avaient vaguement redouté, n’était nullement ébloui, séduit par la brillante carrière de son cousin et conservait la simplicité de ses goûts.

Maurice, qui venait de céder à un ressentiment de colère purement rétrospective, reprit en souriant et s’adressant à sa mère :

— Jugez la violence de l’injuste et sotte irritation que j’éprouvais par l’émotion qu’elle me cause encore ! Que dire ? sinon qu’en ce moment-là… je n’avais plus la tête à moi, puisqu’il s’en est fallu de peu que je n’aie proposé à ce pauvre Albert, en ce moment-là, d’aller nous battre à coups de fusil… C’était du vertige ; aussi, en quittant la table, mes tempes bourdonnaient, je sentais le sang me monter au cerveau… j’étouffais… Je suis sorti pour prendre l’air, et lorsque, un peu calmé, je suis rentré dans le salon, croyant y retrouver tout le monde, je n’y ai rencontré que Jeane ; elle venait chercher son panier à ouvrage… Soudain elle s’est écriée à ma vue : « Mon Dieu, Maurice, qu’as-tu donc ? Ta figure est bouleversée… tu es pâle comme un mort…

Et Maurice ajouta en souriant avec bonhomie :

— Ce qu’il y a de singulier, c’est que je croyais être très-rouge, parce que je sentais mon front brûlant et baigné de sueur… J’ai regardé Jeane en silence ; les larmes me sont venues aux yeux ; mes lèvres tremblaient si fort, que je pouvais à peine parler… Enfin j’ai dit : « Jeane, je t’aime bien !… Si tu m’aimes bien… veux-tu que nous demandions à mon père et à ma mère de nous marier ? — Oh ! de grand cœur, Maurice ! car, moi aussi, je t’aime bien ! » m’a-t-elle tout de suite répondu en me tendant ses deux mains, tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues. « Puis-