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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/195

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che je croyais mon cœur mort… bien mort… pourtant, à la vue de notre compagnon d’enfance, je tressaillis de bonheur, de joie et d’espoir…

— Quand je la rencontrai, — dit Bamboche, — je vivais avec ma veuve, sœur de mon bourgeois ; je quittai la veuve, bien entendu…

— Oui, dit Basquine, — et tant que je restai avec lui, il se mit à travailler résolument de son état de serrurier, afin de subvenir à mes besoins, parce qu’il ne voulait pas par jalousie me laisser aller jouer de la guitare dans les cafés…

— Je le reconnais là… — lui dis-je.

— Mais… — reprit Bamboche avec un accent de regret, — elle ne te dit pas tous les chagrins dont je l’ai accablée pendant ce temps-là ; mes brutalités, mes violences causées par ma jalousie et par…

— À quoi bon parler à Martin de ces tristes souvenirs ? — dit Basquine en interrompant notre compagnon, — tu n’avais pas tort, Bamboche, de te plaindre, non de mon affection… mais de ma froideur… je n’en aimais pas d’autre, il est vrai… mais je ne t’aimais pas comme tu aurais voulu être aimé… En te revoyant, j’avais cru un moment sentir revivre ce malheureux amour qui datait de l’enfance… je me trompais ; les sentiments hors nature ne se survivent pas… c’est déjà bien assez étrange qu’ils durent quelque temps… Et puis, vois-tu… Martin, j’étais uniquement possédée du désir d’étudier mon art ; une voix secrète me disait que par lui seul j’atteindrais ce but, cette vengeance… qu’alors je poursuivais, comme aujourd’hui, avec une opiniâtreté invincible, avec une foi aveugle dans l’avenir ; la jalousie, les reproches incessants de Bamboche à propos du peu d’amour que je lui témoignais, m’affligeaient ; j’eusse été mille fois heureuse s’il avait accepté, comme je l’en suppliais, une affection fraternelle : mais ses obsessions, ses emportements me devinrent à la fin insupportables, car il souffrait cruellement de ma froideur, et mes chagrins de chaque jour étaient autant d’obstacles à la voie que je voulais suivre… aussi un soir…

— Quand après mon travail je rentrai chez nous, — reprit Bamboche en interrompant Basquine, — elle avait disparu… Depuis ce jour… je ne l’ai revue… qu’aujourd’hui…