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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/62

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— Monsieur… vous êtes bien bon…

— Je veux t’assurer une position honorable…

— À moi, Monsieur ?

Je crus ingénument qu’il allait être de nouveau question des vingt-cinq louis de pour-boire qui devaient me rendre un jour vingt-trois fois plus riche que Jacques Laffitte ; mais point. Balthazar Roger oubliait souvent, avec une modestie incroyable, les millions dont le douait sa féconde imagination et ceux qu’il prodiguait aux autres.

— Oui, Martin, — reprit-il, — je veux assurer une position honorable.

— Vous êtes bien bon, Monsieur.

— Dis-moi un peu… depuis que tu fais des commissions pour moi… je ne l’ai jamais payé… ce me semble ?

— Non, Monsieur… mais…

— Ne parlons plus de cette misère, tout se retrouvera… tout à l’heure… Maintenant, écoute-moi : M. le comte Robert de Mareuil, mon ami, va désormais habiter avec moi ; au lieu de t’avoir en manière de domestique de raccroc, nous préférons posséder un serviteur fidèle et dévoué ; veux-tu entrer chez nous comme notre serviteur ?

— Monsieur…

— Attends avant de me répondre… Tu seras logé, nourri, blanchi, chauffé, éclairé, habillé, chaussé, ciré, coiffé… et estimé !… Tu auras cinquante francs de gages par mois… ils se capitaliseront et te seront payés… tous les ans… avec les intérêts… or, tu n’as pas d’idée, Martin, de ce que c’est que la capitalisation des intérêts… et des intérêts des intérêts… En cinquante ans, avec tes seuls gages ainsi capitalisés, tu seras archimillionnaire. Cela te convient-il ?

Je ne pouvais échapper à la fatalité des millions… Vingt-trois fois riche comme Jacques Laffitte… archimillionnaire avec cinquante ans de gages capitalisés… c’était pour moi immanquable… Ce que je vis de plus clair dans la position de Balthazar, ce fut que l’excellent homme, se trouvant alors fort empêché pour me payer mes commissions, trouvait plus court et plus facile de me prendre pour domestique.