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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/202

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Cette honte aurait déjà paru insupportable au comte, lors même que Martin eût encore ignoré le secret de sa naissance… Mais se remémorant quelques particularités de sa première entrevue avec lui, songeant à l’affection qui l’unissait à Claude Gérard, se disant enfin qu’il était peu probable que le hasard seul eût conduit Martin à entrer comme domestique chez lui, le comte éprouvait une nouvelle et plus terrible angoisse… il ne doutait plus que Martin ne fût instruit des liens qui les unissaient…

Ainsi, riche d’une fortune immense, cet homme d’un caractère impitoyable, d’une volonté de fer, d’une dureté, d’une audace sans pareilles, cet homme enfin, professant pour tant de nobles sentiments un cynique et indomptable dédain, rougissait, tremblait… à la seule pensée d’affronter le regard d’un pauvre valet… d’un malheureux enfant abandonné.

Mais aussi… ce valet possesseur de secrets si déshonorants… ce valet avait une belle âme… et ce valet était son fils !

Si insignifiante qu’elle paraisse au premier abord, cette profonde perturbation dans les idées habituelles de M. Duriveau prouvait que la lecture des Mémoires de Martin sur lesquels le comte réfléchissait ainsi, agissait déjà puissamment sur son esprit, à son insu peut-être…

Puis, comme cet homme était surtout dominé par un immense orgueil, il finit par subir l’influence de cette autre pensée.

— Ce malheureux enfant trouvé, dont l’âme s’est montrée si haute en tant de circonstances difficiles, effrayantes… ce valet qui correspond familièrement avec un roic’est mon fils

Enfin une comparaison forcée, fatale… rappelait à la mémoire du comte cette scène récente dans laquelle Scipion avait poussé l’audace de la révolte contre le caractère paternel jusqu’à l’excès le plus épouvantable. M. Duriveau ne pouvait non plus s’empêcher d’établir un parallèle entre Seipion et Martin.

Néanmoins ces idées encore vagues, plutôt instinctives que mûrement raisonnées, ne pouvaient avoir immédiatement toute leur puissance d’action : un homme de l’âge et de la trempe de M. Duriveau ne se transforme pas en un jour. La lecture des Mémoires de Martin jetant dans cette âme incroyablement endurcie quelques généreuses semences, les événements à venir pouvaient seuls les développer ou les étouffer…

Ainsi, après avoir un moment songé avec un orgueil involontaire