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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/321

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LE PERGER DE KRAVAN. 301

— Hier, je m’étais attardé, je revénais à la nuit noire ; en passant auprès de la ma- sure dont nous parlons, père Mathurin, j’entends une voix de femme crier en pleurant : — Hélas ! mon Dieu, mon pauvre homme... il va mourir... — Des cris d’enfants qui sanglotaient se joignaient aux plaintes de la femme. Guidé par ces gémissements (je ne voyais aucune lumière), je m’approche à tâtons, enfin Je touche le mur et j’arrive à une porte ouverte, Il faisait aussi noir dans la masure que dehors, seulement à travers la toiture effondrée je voyais au ciel briller les étoiles.

« — Qu’avez-vous, ma pauvre femme ? — dis-je à la personne que j’entendais crier,

» — Hélas ! mon Dieu, mon homme se meurt.

» — Où cela ? où est-il ?

» — Là... sur le lit.

» — Et vous restez sans lumière ?

» — De la lumière ! nous n’en avons point monsieur, ni de feu non plus, ni de boïs,ni rien.

» — Conduisez-moi du moins vers le lit où est votre. mari, peut-être son état n’est-il » pas désespéré. »

La femme me guida, ma main erra sur quelques haïllons, enfin je rencontrai la main de ce malheureux ; elle était froide et humide d’une sueur glacée ; le pouls battait faible- ment ; je vivrais cent ans, père Mathurin, que jamais je n’oubierai l’effrayante et dou- loureuse impression de cette soirée-là, cette femme, ces enfants sanglotant au milieu des ténèbres, près de ce malheureux agonisant dans sa masure, éloignée de plus d’un quart de lieue de toute habitation ; c’était horrible ; un Jeune garçon me suivait portant mon carnier, je lui donnai mes ordres en lui recommaodant de faire la plus grande diligence, car il y a loin, vous le savez, père Mathurin, de chez moi à celle maison, où je restai… attendant impaliemment le retour de mon messager. Le malade n’ayant répondu à mes questions que par des gémissements, je dis à sa femme :

» — Comment ce malheur est-il donc arrivé ?

» — Hélas ! monsieur, voila trois mois que Jean Æurbaut, mon pauvre homme, ne » quitte presque pas le lit ; il n’a jamais été bien vaillant, car du vivant de feu son père, » il a eu dans le grand hiver d’il y a douze ans, les deux jambes à moitié gelées, et ça » l’a exempté de la conscription.,. Cependant, comme faute de forces il a grand cœur, » car malgré sa faiblesse il dit toujours faut que ca marche. si bien qu’on l’appelle le » Bonhomme faut que sa marche, il aidait son père comme Hi pouvait à cultiver les trois » hectares de terre qui lui appartenaient : mais le père de mon pauvre homme était » déjà vieux et bien fatigué par le travail, il a tombé tout d’un coup et à fait une longue » maladie dont il est mort. Pour payer le médecin (et il prenait cher pour venir si loin), » pour payer aussi les drogues, mon pauvre homme a été obligé d’emprunter une somme » à un monsieur du bourg, sur nos trois hectares, ca a commencé de nous mèner ; j’étais » grosse de mon quatrième enfant, ju ne pouvais guère aider mon homme labourant la » terre ; il avait bien du mal, car trop pauvres pour avoir une charrue, nous faisions tont » à la pioche ou à la bêche, et c’est long, comme vous savez ; aussi cette année-là, ayant » été retardé par la maladie de son père, mon homme à fait ses semaïlles trop lard, par » là-dessus la récolie a été mauvaise, et quand 1} nous à fallu, après avoir mis de côté le » seigle dont nous avions besoin pour vivre, payer au monsieur le gros intérêt de son » argent, et en outre payer l’impôt, mon pauvre homme n’a pas eu de quoi, Alors on a » fut vendre notre vache ; dame !.… notre vache. pour nous, c’est tout... c’est un peu » «le beurre qu’on porte au marché, c’est le fromage dont nous vivons, puisque nous ne » mangeons que cela, c’est surtout le fumier, car sans fumier point de récolle, ou elle est “ s1 chétive qu’élle rapporte à peine la semence ; pourtant mon pauvre homme ne se » tlécourageait pas, et il disait toujours : Fœuf que cu marche... faut que ca marche. » Notre vache vendue, ceux de nos enfants qui étaient assez grands allaient ramasser le » wrottin sur la route, des feuilles pourries dans les fossés ; mon homme fumait un brin

= À