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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/325

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LE BERGER DE KRAVAN. | 305

des sabots sans bas, ne sont jamais vêtus que de mauvais habits de toile, et sont logés dans des cassines comme celle-ci... Mais ce n’est rien, M. Thiers va encore plus loin, lui ! I] dit à Jacques Bonhonvme (qui peut-être aussi fait partie de l’espèce humaine, lui}, i dit à Jacques Bonhomme : « Mon ami, ta misère s’est changée en opulence, ta portes » des vêlenrents de soie, ta cuisine est excellente, et tu habites des palais ; tu ne te dou- » tais pas de ça, mon garçon ? Eh bien, moi, Je te l’apprends, Écoute-moi bien, »

— Remarquez ce passage, monsieur, — ajouta le vieux berger en reprenant ainsi sa lecture :

« … L’espèce humaine est arrivée à ce point que sa misère s’est changée en opu- » lence, qu’au lieu de peaux de bêtes, elle porte des vélements de soie ct de pour- » pre, qu’elle wit’des aliments les plus succulents, les plus variés, produits souvent à » quatre mille lieues du sol où ils sont consommés, et que sa demeure, pas plus élevée » d’abordque li demeure du castor, a pris les proportiqns du Parthénon, du Fatican ou des » Tuileries. A y a sept ou huit siècles, vous auriez eu pour loute chaussure uu morceau » de cuir lié par des cordes, et sous avez des souliers qui mettent vos pieds à l’abri du » froid, de l’humidité et des cailloux ; vous auriez eu pour tout vêtemeut une peau de » mouton, étvous avez du drap ; vous auriez été logé dans d’affreuses masures puantes » et empestées, et vous avez des maisons solides el saines ; vous auriez eu du seigle » où du maïs dans les temps d’abondance, rien dans les disettes, et vous avez du fro- » ment et du seigle dans les bonnes années, de la pomme de terre dans les plus mau- » vaises ; vous auriez bu de la bière ou du cidre, et vous avez du vin. »

Après celle citation, le vieux berger reprit avec un éclat de rire sardonique :

— Vous avez des maisons saines, vous avez du pain de froment, vous avez du vin, vous avez des habits de soie et de pourpre, Vous duez une cuisine succulente, vous habitez un palais ! Mais, tonnerre de Dieu ! qui ça vous ? Fous, sans doute, M. Thiers ! et quelques autres, Grand bien vous fasse ! Jouissez de vos richesses, c’est votre droit ; mais, mordieu ! ne venez point faire la nargue à Jacques Bonhomme en lui parlant de ses richesses à lui ! Pauvre Jacques Bonhomme ! ses richesses, ce sont ses deux bras ; et ses deux bras, qu’il cultive son petit champ ou celui d’un autre, ne lui gagnent presque jamais ni bas, ni souliers, ni vin, ni pain de froment, ni sain abri, ni chauds habits... Allez, allez, monsieur Thiers. Tenez... vous êtes un méchant cœur, un méchant homme, un moqueur de misères... la pire espèce des moqueurs.

— Non, père Mathurin, non, M. Thiers n’est pas un méchant homme ; il n’a pas de convictions assez arrêtées pour cela ; seulement il est l’ennemi implacable de tout ce qui se fait sans lui, Or, ceux qu’on appelle les républicains socialisies, profondément tou- chés des misères de la France, cherchent tous les moyens possibles de les soulager, ces misères, et s’égarent peut-être parfois, ce qui arrive toujours quand on cherche avec ar- deur, Naturellement, M. Thiers est devenu l’ennemi acharné des républicains socialistes. Pourquoi cela ? D’abord, parce que la République s’est fondée sans lui, M. Thiers, et puis parce qu’il a trouvé très-impertinent que les socialistes songeassent au bonheur et à l’émancipation du peuple, ce à quoi M. Thiers s’était bien gardé de jamais songer pendant tout le temps qu’il a été ministre, Aussi, en haine des socialistes, ce grand citoyen a-t-il bien vite écrit ce petit livre qui vous impatiente si fort, père Mathurin, y entassant à dessein toutes sortes de vilaines faussetés on d’âneries calculées, ainsi que celle où il dit que plus on vend le blé cher, plus le seigle est bon marché, elc., etc., le tout dans le but de prouver que le peuple de France était le plus heureux peuple de la terre, que tout allait pour le mieux, et qu’en un mot, ainsi qu’il le dit dans son style pastoral et bucolique : Votre société, éparouie comme une fleur à la rosée et au soleil, s’étale de toutes parts aux yeux charmés qui la contemplent ! Vous concevez, père Mathurin, cette belle et véridique affirmation avait deux excellents avantages : 1° celui de laisser digérer en paix ces honnêtes répus qui croient que tout le monde est rassasié lors-

IV, —— LES MISÈRES, 39