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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/327

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LE BERGER DE KRAVAN. _ 307

trois quarts des citoyens qui sont logés, soil dans des masures n’ayant qu’une porte, sans fenêtre, comme ici, ou ayant une porte et une fenêtre, soit dans les galetas ou dans les caves des grandes villes. [l y a, aujourd’hui, en France, plus des deux tiers de la popu- lation qui ne mange ni pain de froment, ni pain de seigle, et vit de blé noir, de maïs, d’orge, d’avoine, de châtaignes ou de pommes de terre. Oui, et sur les quatorze ou quinze millions d’hommes, de femmes et de jeunes gens des deux sexes, qui représentent la partie valide de cette population, retombe tout entier le poids du travail agricole et in- dustriel, Oui, ceux-là, ouvriers de tous états, cultivateurs, petits propriétaires, mé- tayers, vignerons ; ceux-là, enfin, qui produisent tout ce qui se consomme et qui, par leur nombre, payent la presque totalité de l’impôt et du recrutement, ceux-là vivent dans le dénûment ou dans la gêne. Telleest la vérité, père Mathurin ; et c’est en présence de cette désolante-vérité que M. Thiers a le malheureux courage de chanter aigrement sur son galoubet fêlé : Votre sociéié, épanoute comme une fleur à la rosée ou au soleil, s’étale de toutes parts œux yeux charmés qui la contemplent. Et ce n’est pas tout ; M. Thiers a l’audace de calomnier les républicains socialistes, hommes courageux, sincères, qui, au lieu de tromper ceux qui peuvent ignorer les misères publiques, ou d’entretenir à des- sein la cruelle insensibilité des repus, disent et redisent avec douleur, avec épouvante, les souffrances toujours croissartes de leurs concitoyens ! ouvriers, petits cullivateurs, journäliers, bourgeois, manufacturiers, car ces derniers aussi connaissent la ruine et les larmes ! Comment, M. Thiers el ses complices, ces honnéles ! ces modérés ! comme ils s’appellent, ces suppôts d’un prétendu ORDRE, qui n’est que désordre, anarchie, vol, mn- sère, fourberie, prostitution, ruine et désespoir ! comment, ces gens ont l’impudeur d’ac- cuser les républicains socialistes de précher aux pauvres la guerre contre les riches ! Les riches | mais où sont-ils ? Les socialistes ne prouvent-ils pas au contraire par des chiffres qu’il n’existe, pour ainsi dire, en France, que des pauvres ou des gens dans la gène ? les socialistes ne prédisent-ils pas que ce flot de misère, montant, montant sans cesse, grâce aux dilapidations des royautés passées et aux complots des ennemis de la République, menace d’engloutir dans une dernière tempête ces trois ou quatre mille vrais riches qui exislent peut-être en France sur trente-six millions de citoyens ? Eh ! qui à jamais parlé de partager les biens de ce monde imperceptible de riches ! Ne serait-ce pas vouloir aug- menter le niveau d’un fleuve à moilié tari en y jetant un verre d’eau ?... Non, non, ceux-là seuls qui pourraient souffler l’envie, la haine aux cœurs ulcérés de tant d’êtres souffrants, désespérés, ce sont ces hommes qui, comme M, Thiers et ses complices, mon- trent la France regorgeant de citoyens vivant dans l’aisance, le luxe et la richesse, et disent aux déshérités. : « Fous êtes nés, vous autres, pour ‘une impitoyable et éter- » nelle misère. » Alors ceux-là ne diraient-ils pas avec raison : — « De quel droit tant » de surperflu chez le plus grand nombre, tandis que le petit nombre manque du nécessaire ?»

Après m’avoir silencieusement écouté, le vieux berger feuilleia le petit livre de M. Thiers, trouva le passage qu’il cherchait, et reprit :

— En me disant, monsieur, que l’ouvrage de M, Thiers semblait être fait pour irriter les pauvres contre les riches et pour rendre les riches insensibles, vous avez bien raison ; voici un passage que J’ai noté ; écoutez-le, s’il vous plaît, et vous avouerez qu’il faut être bien impudent pour écrire de telles choses,

Et le père Mathurin lut ce qui suit :

«€ Il faut que homme travaille, il le faut absolument, afin de faire succéder à sa mi- » sère native le bien-être acquis par la civilisation : mais pour qui voulez-vous qu’il tra- » vatlle ! pour lui ou pour un autre ?

» Je me voue à la culture ; j’enfonce un fer en terre, je présente cette terre ainsi re- ».muée à l’air fécondant : j’y jette du grain, je veille autour pendant qu’il pousse, je le » recueille quand il est mr, je le broie, je le soumets au feu, j’en fais du pain ; ce pain » que j’ai fabriqué avec tant d’efforis, à qui est-il ? à moi qui me suis donné tant de