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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/336

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516 51 LE BERGER DN KRAVAN.

laires dont les misères nous ont Lant attristés, faisant valoir isolément les uns des autres chacun deux hectares de terre ; ils ne peuvent avoir ni charrue ni chevaux, n’est-ce pas ?

— Non certainement, monsieur ; d’abord ce serait trop coûteux, et puis, dans deux hec- tares seulement, ils n’auraient pas toujours l’emploi de leur charrue, tant s’en faut.

— Les voilà donc obligés de labourer leur champ à la bêche, de passer aiusi vingt jours à faire, avec grande fatigue, ce qu’ils feraient facilement en un jour ou deux à la charrue : maintenant, s’ils ont chacun une vache, voilà dix étables et dix femmes ou enfants em- ployés chaque Jour pendant quatre ou cinq heures à paitre les vaches à la corde le long des murs ou des fossés, el, je vous le demande, quel maigre pâturage ! Père Mathurin, font-ilsun peu de beurre pour vendre au marché ? voilà dix femmes occupées à faire cha- cune une ou deux livres de beurre ; tandis que, pendant ce temps, une femme seule en ferait vingt livres avec une houne baralle. Faut-il cuir le pain ? voilà dix fours allumés ; faut-il faire le repas du soir ? voilà dix feux et dix chandelles ; et ainsi du reste, Enfin, que l’un tombe malade : si c’est au temps des semailles, voilà sa terre en friche pour une saison : el si sa vache meurt, pas de fumier. Hélas ! père Mathurin, ce sont tous ces frais, tout ce temps mal employé, et surtout l’usure, qui font la gêne, souvent la misère du peuit propriélaire ! À celté misère, à cette gène, il n’y a qu’un remède : l’association fra- wrnelle, la mise en pratique de ce saint mot écrit sur le drapeau de la République : Fra- ternité, c’est-à-dire l’association qui centuple nos forces, et que prêchent surtout les ré- publicains socialistes. Car enfin votre charrette est embourbée, vous poussez à la roue ; seul, vous ne pouvez rien : trois ou quatre de vos voisins passent, vous donnent fraternel- lement un coup de main, etla charretie marche, el à vous cinq vous faites ce qu’aucun de vous isolément n’aurait pu faire. Or, vous qui connaissez la culture, père Mathurin, vous avouerez que si nos dix pelits propriétaires s’associaient pour vivre ensemble et faire valoir leurs quarante arpents, comme on fait valoir une grande exploitation, ils diminueraient au moins de moitié, si ce n’est plus, leurs frais de culture, de nourriture, d’éclairage, de chauffage, et ils vivraient déjà dans l’aisance, au lieu de vivre dans la gêne ou la misère.

— ]lest vrai, monsieur, car celui qui possède deux hectares ne peut presque jamais avoir à la fois du grain, du pré, un peu de pomme de terre et un bout de vigne, le même terrain ne se prêlant point à ces diverses cultures, surtout parce que le petit pro- priétaire est trop pauvre pour faire les frais du marnage de ses terres, par exemple, car dans notre Sologne Le marnage rend les plus mauvaises terres malleures et les bonnes propres à tout ; il est trop pauvre pour faire de ces arrosements d’engrais hum ain qui donnent des trèfles superbes et des luzernes aussi belles qu’en Beauce. Si, au contraire, les petits propriétaires s’associaient pour faire valoir vingt hectares, ils pourraient les marner, les arroser, et il fau trait avoir mauvaise chance pour ne pas trouver, sur ces quarante arpents, de quoi faire cinq à six hectares de bons prés pour les bestiaux, cinq à six hectares de racines, de légumes et pommes de terre pour nourrir le bétail l’hiver, un ou deux hectares de vigne, et la plus mauvaise terre en blé noir ou grenailles pour les volailles. Avec vingt hectares ainsi cultivés, dix familles non-seulement vivraient large- ment, mais, au bout de lan, l’association aurait un bénélice à se partager ; car, pour le travailleur, le temps c’est de l’argent, et c’est mettre de l’argent de côté que d’écono- miser le temps. Ainsi, quelle économie de temps, si, dans une association pareille, les femmes se distribusient les travaux du ménage, comme les hommes les travaux des champs : l’une garderait le troupeau, l’autre soignerait les eufants ; celle-ci serait char- ave de la cuisine, celle-là du blanchissage, du raccommodage des vêtements, de la literie, ete, ete, ; et le samedi, au lieu de voir dix femmes perdre toute leur sainte journée, et laisser les enfants seuls à la maison pour faire à pied, par la pluie ou par Ka neige, une ou deux grandes lieues afin d’aller porter au marché chacune deux ou trois méchantes livres de beurre, une demi-douzaiue de fromages ou une paire de poulets, une seule femme irait, dans une bonne charrette couverte, porter au marché tout ce qu’il y aurait