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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/176

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— Oh !… — fit M. Chandavoine avec un geste de vénération profonde, en interrompant le comte, — Oh !… Un fier homme !…

— Mon père, — poursuivit le comte avait défendu aux passants, sous des peines sévères, et empêché, à grand renfort de gardes inexorables, d’ébrancher le bois mort de ses bois, de glaner ses champs, de grappiller ses vignes ; ses fermiers, en retard de payements, étaient expropriés ; quant aux quémandeurs d’aumônes, ils étaient spécialement reçus par deux énormes dogues de Pyrénées.

— Eh ! eh ! eh !… — fit M. Chalumeau en ricanant ; puis il dit tout bas à son ami intime :

— Chandavoine… tu ne vois pas mon épouse ?

— Non, — fit l’autre avec impatience, — laisse-moi donc écouter M. le comte ; il parle comme un avocat… quel homme !… Voilà un député qui n’aura pas sa langue dans sa poche… Il parlera bien mieux encore que M. de la Levrasse.

— J’arrive donc ici, — poursuivit le comte, — tout embâté de mes idée de philanthropie champêtre. Trouvant tout d’abord que mon père a agit en homme sans entrailles, je fais enchaîner les chiens des Pyrénées, et, dans ma sainte ferveur, je me lance dans la pratique de ces belles théories, évidemment inventées par quelque gredin ne possédant ni sou, ni maille, ni maison, mi terre : — Le timade indigent ne doit jamais frapper en vain à la porte du riche. — Laissez glaner l’humble infortune dans le champ de l’opulence. — Soyez pour les petits enfants comme le bon Dieu pour les petits oiseaux ; la vendange faite, ils trouvent encore à picoter, etc. — C’était touchant, comme vous voyez ; les larmes me viennent aux yeux en y songeant — ajouta le comte, avec un éclat de rire sardonique. — Six mois après mes essais philanthropiques, la timide indigence, troupe de mendiants avinés, assiégeait journellement mon château ; mes fermiers ne me payaient plus. L’humble infortune coupait mes arbres sur pieds, et paissait ses vaches dans mes blés, tandis que les petits oiseaux du ciel, sous la figure d’affreux gamins, prenaient mon gibier au lacet et saccageaient mes vignes ; alors je finis par trouver souverainement niais de jouer plus longtemps le rôle du bon Dieu.

De grands éclats de rire accueillirent cette péroraison.

— Je le crois… fichtre bien… à ce prix-là ! — dit l’ancien avoué, qui avait trop dîné. — Le rôle du bon Dieu revient fort cher.

— Plus on est bon, plus on en abuse ; je l’ai éprouvé en petit,