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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/177

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comme monsieur le comte l’a éprouvé en grand, — dit M. Chandavoine d’un air capable.

— Chandavoine, — lui dit tout bas M. Chalumeau, qui commençait à s’inquiéter sérieusement, — tu ne vois pas mon épouse ?

— Mais non, — dit l’autre en haussant les épaules.

— Monsieur le comte a bien raison, — reprit un autre convive ; c’est à dégoûter de la compassion.

— Ainsi ai-je fait, Messieurs, — reprit le comte ; — ces audacieux abus, que ma sotte faiblesse encourageait, m’ont ouvert les yeux. Revenu au bon sens, à la raison, c’est-à-dire au plus légitime mépris, à la plus légitime aversion pour cette race haineuse, corrompue et abrutie, j’ai fait, autant qu’il était en moi, peser sur elle une main de fer. Et, alors… tout est rentré dans l’ordre. En prison le premier drôle qui ose couper un fagot dans mes bois ! à l’amende, et en prison faute d’amende, la moindre malheureuse qui ose faire paître une vache dans mes prés ! Chassé sans pitié tout fermier en retard de payement. C’était la méthode de mon père, et la bonne… Quant aux gueux assez mal avisés pour venir tendre maintenant la main à ma porte… deux magnifiques et féroces chiens de Terre-Neuve… (excellente tradition de mon pauvre père) reçoivent à grands coups de crocs cette vermine audacieuse et affamée. Aussi… croyez-moi, imitez mon exemple, Messieurs. Renfermons-nous dans notre droit légal. Tenons-nous bien, serrons nos rangs, nous qui possédons. Pas de concessions : c’est lâchement reconnaître ce tyrannique et insolent prétendu droit du pauvre à être secouru par le riche… Montrons-nous impitoyables, sans cela nous serons débordés, et, ma foi ! mieux vaut manger le loup que d’en être mangé !

L’accent convaincu du comte, l’animation de ses traits énergiques, son geste décidé, firent une impression profonde sur son auditoire : ses cruels paradoxes, légitimant l’égoïsme et l’érigeant en devoir, furent accueillis avec une approbation presque unanime.

À la pénible émotion manifestée par Martin, au commencement de l’entretien du comte et de ses convives, succédait une angoisse profonde ; jetant tour à tour les yeux tantôt sur le comte, tantôt sur le massif d’arbustes où se tenait blotti le braconnier, massif alors noyé d’ombre, la lune venant de disparaître derrière les grands arbres du parc, Martin semblait redouter quelque péril pour le comte…

Après un moment d’hésitation, profitant de l’un de ces silences qui coupent souvent les conversations les plus animées, Martin s’ap-