Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’à la fin, s’était tiré de son mieux de la position si difficile où il se trouvait à l’égard de ses convives, et avait courtoisement accompagné jusqu’au perron la femme qui, pendant le dîner, avait été placée près de lui.

Enfin, la dernière voiture sortit du château du Tremblay.

Le comte, au lieu de rentrer chez lui, descendit le perron : suffoquant de rage contenue, il espérait que la marche, que le grand air apaiseraient sa violente surexcitation, et qu’il retrouverait assez de calme pour avoir avec son fils un entretien décisif, entretien rendu plus indispensable encore par ce nouvel incident qui complétait la journée.

Héros, le matin, d’une déplorable aventure qui devait produire sur la population du pays la plus fâcheuse impression, Scipion venait le soir même de combler la mesure, rendant hostiles au comte les gens les plus considérables de la haute bourgeoisie.

Scipion blessait ainsi au vif les deux plus ardentes passions du comte, son ambition et son amour ; son ambition, car la burlesque aventure du vicomte avec Mme Chalumeau ruinait les projets électoraux de M. Duriveau, en lui aliénant les voix qui pouvaient assurer sa candidature ; son amour, car le même jour devait voir son mariage avec Mme Wilson et celui de Raphaële avec Scipion, et celui-ci semblait vouloir, à force de froideur, de scandales, retarder ou compromettre une union qui seule pouvait combler les vœux les plus ardents de son père.

Le comte, dans sa fiévreuse agitation, se promenait de long en large dans la cour d’honneur du château, pressant quelquefois son front brûlant entre ses deux mains crispées, et jetant de temps à autre un regard d’ironie amère sur les clartés resplendissantes qui s’échappaient de toutes les fenêtres de l’immense rez-de-chaussée à travers lesquelles il voyait passer et repasser l’étincelante livrée de ses nombreux domestiques.

Pour la première fois de sa vie, cet homme si infatué de son opulence, cet homme si glorieux de pouvoir dire qu’après lui son fils, et sans doute le fils de son fils, éblouiraient, domineraient les humbles par le prestige de cette immense fortune ; pour la première fois, cet homme, poussé par la fatalité de sa position, ressentait une sorte de dépit amer, en songeant que tous ces biens, toutes ces splendeurs, seraient acquises de droit et sans peine à cet insolent et audacieux enfant, contre lequel il ressentait en ce moment presque de la haine ;