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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/263

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sur les spectateurs, tâchant de les déchirer à belles dents ; cet âne m’inspirait autant de frayeur que son maître ; aussi, lors des trois ou quatre visites mystérieuses que celui-ci avait faites le soir à Limousin, la terreur m’avait causé de fiévreuses insomnies.

Lors de notre dernière entrevue, le colporteur-sorcier, m’ayant très-attentivement regardé, m’attira près de lui, et, à ma grande douleur, me fit craquer les jointures des bras et des jambes ; après quoi, semblant très-satisfait, il dit à voix basse quelques mots à Limousin, qui répondit brusquement et d’un air fâché :

— Lui ?… jamais… jamais.

Depuis, mon maître ne vit plus le colporteur, qui le quitta d’un air irrité, en marmottant des paroles de malédiction.

Ce fut ensuite de cet entretien que mon maître me dit de garder précieusement ma relique, sans s’expliquer davantage à ce sujet.

 

Il fallut la vie presque animale que je menais pour engourdir, sinon pour éteindre la vive sensibilité dont j’étais naturellement doué.

Souvent je ressentais des accès d’attendrissement involontaire ; mon cœur se gonflait, battait plus vite ; mes yeux se noyaient de pleurs, et un irrésistible besoin d’affection, qui me rendait encore plus assidu à mon devoir, me poussait à des démonstrations d’attachement toujours accueillies avec indifférence ou avec moquerie par ceux qui en étaient l’objet.

Ainsi plusieurs fois, en rentrant dans notre masure, tout heureux d’avoir fidèlement rempli ma pénible tâche et croyant, je ne sais pourquoi, trouver sur la froide figure de mon maître une expression d’encourageante bonté, je m’emparais de sa main, et, fondant en larmes, je la baisais avec effusion.

Le Limousin, ne comprenant rien, sans doute, à ce sentiment, me regardait avec surprise, puis haussant les épaules, il retirait sa main en me disant :

— C’est bon, Martin… à bas, mon garçon…

Tout comme s’il eût été question d’un chien dont les caresses deviennent importunes.

Alors le cœur me manquait, tant j’y souffrais ; je m’étendais sur notre grabat, étouffant mes soupirs, cachant mes larmes, de crainte d’être importun ou de prêter à rire à mon maître, et je m’endormais tout en pleurs.

Après avoir en vain tâché de me faire aimer de mon maître,