Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voyant mes témoignages d’attachement enfantin toujours accueillis avec une profonde insouciance, quand ils ne l’étaient pas avec impatience, je tombai dans un profond découragement.

Maintenant plus expérimenté, je comprends mieux et j’excuse la froideur de Limousin ; grâce à son habitude et à son genre d’ivresse, il ne vivait pour ainsi dire pas en ce monde… tout ce qu’il y avait en lui d’affectueux, de sympathique, trouvait son épanchement dans les illusions auxquelles il s’abandonnait. Cet homme, ordinairement si froid, si triste, si taciturne, une fois sous l’empire de ses hallucinations, répandait de douces larmes d’attendrissement, exprimait les sentiments les plus touchants, ou se livrait à la plus folle gaieté ; l’offre de mon attachement devait donc lui être complétement indifférente.

Rebuté par lui, j’essayai de rechercher une autre amitié.

Cette année-là, nous avions travaillé, durant l’automne, dans une maison de campagne dont les maîtres étaient absents ; la jardinière, grosse et robuste fille de vingt ans, avait paru me témoigner quelque intérêt ; tantôt elle m’avait aidé, lorsqu’elle passait du côté de notre bâtisse, à charger une lourde augette sur mes épaules ; parfois elle m’avait donné un fruit à l’heure de nos repas, où m’avait fait entrer chez elle pour me chauffer lorsque j’étais resté des heures entières, par une pluie fine et froide, à servir mon maître, fort insoucieux de l’intempérie des saisons.

Une profonde reconnaissance des bontés de Catherine m’était restée au cœur ; croyant la lui témoigner de mon mieux en lui parlant de l’affection que la gratitude m’inspirait, cédant surtout à cet impérieux besoin d’attachement, d’expansion, que l’insouciance de mon maître avait redoublé en le comprimant, je dis timidement à cette fille, les yeux humides de larmes, le cœur tout gonflé d’espoir et de tendresse :

— Mademoiselle Catherine… voulez-vous me laisser bien vous aimer ? vous êtes si bonne pour moi !

La robuste fille me regarda de ses gros veux ronds, où se peignit d’abord la surprise ; puis, partant d’un bruyant éclat de rire qui ébranla toute sa massive personne, elle s’écria :

— T’es trop petit.

Puis elle reprit, en me regardant encore, et en redoublant ses éclats de rire :

— A-t-on jamais vu un crapaud comme ça ?… À son âge ?