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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/266

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rire aux éclats, — a voulu… voyez-vous ça ?… a voulu… être mon amoureux (les expressions de Catherine furent bien autrement expressives).

— Lui ! — s’écria le Beauceron, — en partageant l’hilarité de Catherine ; à son âge… en voilà un roquet pas mal avancé…

Je devins pourpre de honte et de douleur ; je voulus répondre, ma voix tremblante s’arrêta dans mon gosier.

— Ah ! ah ! ah ! — reprit le Beauceron, redoublant ses éclats de rire, — lui… le jeune chian… qui n’est pas tant seulement éverré.

À la honte, à la douleur, succéda un sentiment de colère en me voyant ainsi brutalement raillé.

— Ne m’appelez pas chien… — dis-je résolûment au Beauceron, — je ne suis pas un chien.

— Toi, — reprit le Beauceron, — toi qui n’as ni père ni mère… t’es moins qu’un chian, t’es un fils de…

Je ne pouvais comprendre l’injurieuse signification du dernier mot que prononça le Beauceron ; cependant, au bondissement de mon cœur, au bouillonnement de mon sang, je pressentis la grossièreté de l’outrage ; quoique enfant, pour la première fois je connus un sentiment de haine et de fureur aveugle ; j’allais me précipiter sur le Beauceron sans songer à sa force, lorsque le souvenir de ces mots : — Tu n’as ni père ni mère, qui avaient amené l’injure dont je souffrais si cruellement, me revint à la pensée ; alors ma colère se changea en un brisement de cœur inexprimable, les forces me manquèrent, et je retombai sur la pierre où je m’étais assis, sanglotant ; je cachai ma figure dans mes mains.

— Allons, Martin, ne pleure pas. Que diable ! est-ce qu’on ne peut pas rire un brin ? — me dit le Beauceron, touché de mes larmes, bonhomme au fond ; mais il plaisantait, ainsi que Catherine, comme peuvent plaisanter de pauvres créatures déshéritées de toute éducation.

— Voyons, mon amoureux, — dit Catherine en me relevant le menton, — viens à la maison, je te donnerai une écuellée de soupe aux haricots, ça séchera tes larmes.

Tout en sachant gré à Catherine de son bon sentiment, je n’acceptai pas son offre ; dix heures sonnèrent, et je retournai à ma tâche, renonçant cette fois encore à l’espoir de trouver un ami dans le Beauceron.

Alors, abattu, chagrin, découragé… je me mis à penser que