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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/267

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chaque dimanche mon maître, grâce à l’ivresse, échappait aux tristes réalités pour de merveilleuses illusions…

Limousin, dans son ivresse de chaque dimanche, divaguait donc tout haut en ma présence, et je jouais souvent un rôle passif dans les scènes touchantes ou grotesques, évoquées par son imagination en délire.

En écoutant les monologues étranges, les descriptions merveilleuses des pays enchantés que parcourait mon maître, une curiosité mêlée de frayeur s’était souvent éveillée en moi.

Il paraît peut-être singulier que l’envie de m’enivrer, à l’exemple de Limousin, ne me soit pas venue du premier jour où je le vis en proie à ses hallucinations, et où il m’eut développé sa théorie de l’ivresse… de l’ivresse, où chaque semaine il trouvait l’oubli du passé, du présent et d’un avenir non moins misérable ; j’avais toujours été retenu loin de toute mauvaise pensée par l’espoir de mériter l’affection de mon maître ; mais après les douloureuses et vaines tentatives où tout ce qu’il y avait d’expansif en moi fut brutalement refoulé, je me crus en droit de chercher aussi dans l’ivresse l’oubli du passé, du présent et de l’avenir.

Je ne pouvais guère être retenu par la crainte d’affliger Limousin ; je ne ressentais pour lui, on le conçoit, ni attachement ni éloignement ; sans me traiter avec dureté, jamais il ne me disait un mot affectueux. Une fois au travail, il ne me parlait que pour me crier de sa voix rauque le mot consacré : apporte !! et j’apportais mon augette remplie de mortier, que j’allais bientôt remplir de nouveau. Le soir, de retour dans notre masure, nous soupions sans échanger une parole ; enfin, je gagnais par mon travail le pain qu’il me donnait.

Aucun lien de tendresse, de gratitude ou de vénération ne pouvait donc m’arrêter ; cependant, malgré tant de motifs de faillir, je résistai quelque temps à la tentation, un peu par vertu, un peu par la difficulté de dérober du vin à mon maître, et beaucoup par des craintes vagues que, malgré mon ardente curiosité, je ressentais à la seule pensée de m’élancer comme lui dans cette sphère de visions extraordinaires et de mystérieux enchantements.

Enfin, mes irrésolutions cessèrent, je surmontai mes scrupules.

Il fallait d’abord me procurer du vin, chose difficile ; mon maître ne quittait presque jamais du regard le magique tonnelet, et il avait une telle habitude de s’en ingurgiter le contenu, qu’il ne s’endormait jamais sans l’avoir mis complétement à sec. Je méditai longtemps mes moyens d’attaque. Enfin, à peu près sûr de réussir, j’at-