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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/268

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tendis l’occasion ; elle ne tarda pas : j’avais arrêté mon projet le jeudi ; le dimanche suivant je pus le mettre à exécution.

Je me le rappellerai toujours, c’était le dernier dimanche du mois de novembre ; il faisait très froid ; une neige abondante couvrait la terre ; j’avais passé la nuit dans l’agitation, dans l’insomnie ; le matin, selon la coutume, la servante de l’auberge du bourg apporta dans notre masure, charriés sur le bât de son âne, le baril de vin et les provisions ; lorsqu’elle se fut retirée, mon maître barricada la porte, et plaça le tonnelet garni d’un robinet au chevet de notre paillasse. S’armant alors d’un vieux gobelet de fer-blanc, Limousin, toujours taciturne, s’assit sur notre grabat, et commença de boire coup sur coup sans prononcer une parole ; d’habitude il demeurait silencieux, jusqu’à ce que les fumées du vin eussent agi sur son cerveau.

Pendant ces préliminaires, accroupi à dessein dans le coin le plus sombre de notre masure, mon regard oblique ne quittait pas Limousin.

Soit que l’intensité du froid, soit qu’une prédisposition accidentelle contrariât, ralentit l’excitation du vin, mon maître, contre son habitude, resta cette fois assez longtemps sans ressentir les symptômes ordinaires de l’ivresse ; enfin je vis se fondre peu à peu le masque de glace qui durant la semaine semblait pétrifier ses traits ; son visage hâve se colora, ses yeux ternes brillèrent : il se redressa brusquement sur son séant et d’une voix vibrante se mit à entonner une chanson à boire ; puis les progrès de l’ivresse suivant leur cours, il commença de parler à haute voix ; ce jour-là les visions ou les impressions de mon maître étaient fort gaies : de temps à autre il riait aux éclats et applaudissait bruyamment comme s’il eût été spectateur d’une joyeuse scène. Trop préoccupé pour prêter une oreille curieuse à ses divagations, je les entendais sans les écouter ; tapi dans l’obscurité, en apparence immobile, endormi, mes mains jointes sur mes genoux et le front appuyé sur les mains, je faisais lentement et tous les quarts d’heure au plus, en me glissant le long du mur, un imperceptible mouvement qui me rapprochait du tonnelet : en deux heures j’avais gagné peut-être cinq ou six pouces de terrain.

Le jour devenait de plus en plus sombre, la neige recommençait de tomber à gros flocons ; notre demeure, seulement éclairée par deux petites vitres sordides placées à l’imposte de la porte, était presque plongée dans l’obscurité ; grâce à ces demi-ténèbres, je mettais moins de lenteur et de circonspection dans les mouvements qui me rapprochaient du baril.