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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/269

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Soudain mon maître m’appela en riant à gorge déployée.

Je restai immobile, accélérant et élevant ma respiration, afin de faire croire à mon sommeil.

— Il dort, — dit Limousin, — bah !… j’irai tout seul à la noce.

Et il commença de parler et de gesticuler avec une agitation, avec une hilarité croissantes.

Mon premier succès m’enhardit : deux heures après j’étais arrivé auprès du baril, placé entre la muraille et le chevet de notre grabat ; saisissant le moment où mon maître avait le dos tourné, je me blottis brusquement dans l’espace qui restait entre le mur et le tonnelet ; je jouais le tout pour le tout, car presque au même instant Limousin m’appela d’une voix de plus en plus chevrotante et avinée.

Je restai de nouveau silencieux, immobile. Mon maître se laissa pesamment tomber sur notre couche, puis s’accoudant en prenant le baril pour traversin, il appuya son menton dans sa main gauche, tandis que, de la main droite, il tenait son gobelet, prêt à le remplir encore, car le baril n’était pas vide…

Je voyais mon maître de profil ; il était à peine vêtu d’une chemise et d’un pantalon en lambeaux, troué de tous côtés ; la clarté douteuse que filtraient les carreaux de l’imposte, se concentrait sur son visage radieux, épanoui.

Limousin fredonnait un chant joyeux ; cette figure empreinte d’une sérénité, d’une béatitude ineffables, se dessinait rayonnante de lumière et de félicité sur les ténèbres de notre masure… tandis qu’au dehors la bise sifflait et faisait tourbillonner la neige dans la plaine déserte…

Au moment de dérober le vin qui appartenait à mon maître, un dernier scrupule m’était venu ; mais, à l’aspect du bonheur idéal dont il semblait jouir… au milieu de notre misère, je n’hésitai plus.

Un gros clou dont j’avais aiguisé la pointe, le tuyau de la pipe d’un de nos compagnons de travail que j’avais cassée, comme par hasard, à l’heure du repas, furent les instruments dont je m’étais précautionné ; à leur aide j’accomplis mon larcin ; le fond du baril facilement percé, j’adaptai à cette ouverture le tuyau de pipe… et je commençai à pomper le vin à longs traits, avec une angoisse, avec un battement de cœur terribles…

D’abord l’âcre saveur de ce vin épais, capiteux, me causa une grande répugnance ; je surmontai ce dégoût, et bientôt une chaleur