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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/277

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plume, il m’emporta jusqu’auprès de son âne, écarta le caparaçon qui le couvrait, m’étendit en travers sur ses ballots de marchandises, et me recouvrant avec la toile cirée, il me dit en ricanant :

— Bonsoir, petit Martin, bonsoir.

Puis s’adressant à son âne :

— En route, Lucifer !

Et Lucifer se remit en marche.

Il était tombé dans la journée une grande quantité de neige ; le bruit des pas de l’âne et de la Levrasse s’amortissait complétement ; saisi de terreur, abandonnant mon corps aux mouvements de la marche de l’âne, je n’entendais de temps en temps, au milieu du profond silence de la nuit, venue bien vite, que la voix claire et perçante de la Levrasse, chantant sa chanson monotone, accompagnée de lazzis :

La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise, etc.
Ha, ha, ha, ha, ha.

J’ignore pendant combien de temps nous marchâmes ainsi dans les bois ; seulement, par deux fois, au bruit du clapotis de l’eau, je m’aperçus que l’âne traversait des gués, pendant que la Levrasse les franchissait sans doute sur des passerelles, car alors sa voix semblait s’éloigner.

Après avoir ainsi marché pendant deux ou trois heures environ, l’âne s’arrêta tout à coup.

J’entendis le bruit d’une sonnette agitée violemment, et, au bout de quelques instants, une grosse voix virile et enrouée demanda d’un ton bourru :

— Qui est là ? qui vient frapper à cette heure ?

— Moi… mère Major, — répondit la Levrasse, car la voix sonore et formidable à laquelle il répondait appartenait à une femme. — Oui, c’est moi, la vieille, — reprit la Levrasse.

— Qui ça, toi ?

— Mais moi, moi, ton homme, — s’écria la Levrasse courroucé ; — ne me reconnais-tu pas ?

— Tonnerre de Dieu ! c’est toi ? Qui diable pouvait t’attendre, par un temps pareil… toi et Lucifer, vous avez l’air de deux tas de neige ; je descends… mon fils, je descends…