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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/296

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d’une mare de sang. En me voyant, mon père s’est redressé : il avait le front en sueur, le visage tout blanc, les lèvres violettes. — Il n’y a de secours qu’au bourg, et c’est à quatre lieues d’ici, — lui dis-je ; — le laboureur venait ; mais ses chevaux se sont battus, il a été forcé de retourner à eux. Comment faire, mon père ? comment faire ? — Comme je fais, petit, perdre tout mon sang, — me répondit-il d’une voix si basse, si basse, qu’à peine je l’entendais : — les médecins… les secours… c’est bon pour les gens riches… Pour nous autres… tiens… petit, les voilà ceux qui viennent à notre aide quand nous mourons. — Et il me montra une volée de corbeaux qui passaient au-dessus de la forêt ; alors mon père, faisant effort pour se redresser sur son séant, a ôté ses mains d’autour de sa jambe ; elles étaient toutes rouges ; il m’a tendu les bras en me disant : — Embrasse-moi, pauvre petit… Tu travaillais déjà bien pour tes forces… Qu’est-ce que tu vas devenir ? mon Dieu !… qu’est-ce que tu vas devenir ?… — Et puis mon père a voulu encore me parler ; mais le hoquet l’a pris… il est retombé sur le dos… et il est mort.

En prononçant ces derniers mots, Bamboche mit ses deux mains sur ses yeux et pleura.

Je pleurai comme lui ; il m’inspirait une compassion profonde ; je le trouvais bien plus à plaindre que moi… Il avait vu mourir son père sans pouvoir lui porter aucun secours.

— Et alors, qu’est-ce que tu es devenu ? — demandai-je à Bamboche après un moment de silence.

— Je suis resté auprès du corps à pleurer, et puis, la nuit est venue ; de fatigue, je me suis endormi… Au jour, j’avais grand froid ; le corps de mon père était déjà roide, dans sa blouse blanche, tachée de sang. Je retournai au carrefour de la forêt, pour y trouver le laboureur de la veille, lui dire que mon père était mort, et qu’on vienne l’enterrer. Le laboureur n’y était pas ; il n’y avait que sa charrue… Comme il ne venait pas, j’ai retourné à notre cabane, bien loin du carrefour. J’ai pris un morceau de pain, car j’avais faim, et je suis revenu auprès du corps de mon père. Les corbeaux s’étaient déjà abattus sur lui, et déchiquetaient sa figure.

— Ah ! mon Dieu ! — m’écriai-je en frissonnant.

— Avec une gaule, je les chassais ; mais ils ne s’en allaient pas loin, restaient autour de l’endroit, tournoyaient au-dessus du corps en croassant et venaient tout proche se percher dans les branches ; voyant ça, j’ai pris la cognée de mon père, c’est au plus si je pouvais