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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/297

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la manier. J’ai tâché de creuser un trou pour enterrer le corps ; je n’ai pas pu : c’était tout roches, tout racines. J’ai été plus loin, c’était moins dur, mais je n’avais pas de force, je n’avançais pas, et pendant que j’étais à l’ouvrage, les corbeaux, qui me voyaient éloigné, recommençaient à s’abattre sur le corps de mon père et à le déchiqueter. La nuit venait, j’ai traîné deux bourrées en long de chaque côté du corps, et puis d’autres en travers et par-dessus ; je les ai maintenues avec les plus grosses branches d’arbre que j’ai pu remuer ; j’ai encore mis des pierres par-dessus ; et puis j’ai emporté le bonnet et le bissac de mon père, son couteau aussi ; la cognée était trop lourde, ses sabots trop grands, je les ai laissés. J’ai ensuite retourné à notre cabane prendre ce qui nous restait de pain, et j’ai marché, marché, jusqu’à ce que j’aie trouvé une route.

— Et quand tu as rencontré quelqu’un, est-ce que tu n’as pas dit que ton père était mort et qu’il fallait venir l’enterrer, pour qu’il ne soit pas mangé par les corbeaux ?

Bamboche partit d’un éclat de rire sauvage, et s’écria :

— On se fichait pas mal que mon père, crevé sans secours comme une bête dans les bois, ait été mangé par les corbeaux… on se moque pas mal les uns des autres, et comme me disait le cul-de-jatte, un mendiant avec qui j’ai mendié, il n’y a que les loups qu’on ne mange pas ; faut être louveteau, mon gars… en attendant que tu sois loup…

— Et ton père… t’aimait bien ? — demandai-je à Bamboche, espérant le ramener à des pensées plus douces.

— Oui, — répondit-il en redevenant triste au lieu de se montrer sardonique, — oui… c’est pas lui qui m’aurait jamais battu… il ne me faisait travailler au bois que suivant mes forces, qui n’étaient pas grandes, car je n’avais guère que huit ans. S’il pleuvait, il mettait son tablier de cuir sur mon dos, ou me faisait un abri avec des bourrées ; si le samedi nous nous trouvions à court de pain, il n’avait jamais faim… lui. Le dimanche, dans les beaux temps, il me dénichait des nids dans la forêt, ou bien nous faisions la chasse aux écureuils ; s’il pleuvait, nous restions dans notre cabane et il me taillait de petites charrettes avec son couteau pour m’amuser ; d’autres fois il me chantait des complaintes. Quand je pense à ce temps-là, vois-tu ?… j’ai du chagrin…

— Parce que tu regrettes le temps où quelqu’un t’aimait, — m’écriai-je avec attendrissement. — Tu vois bien que c’est bon