Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/302

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— C’est ça qu’on veut m’apprendre ? m’écriai-je avec frayeur.

— Oui, et ça se montre à grands coups de martinet et en vous déboîtant les os ; tes cris m’éveilleront plus d’une fois comme les miens t’ont éveillé cette nuit, — dit Bamboche avec un sourire cruel.

— Ah ! mon Dieu ! comme tu as dû souffrir !

— Pas trop dans le commencement, car la mère Major m’apprenait l’état, mais tout doucement, et sans me battre : elle m’habillait bien et me donnait des friandises en cachette de la Levrasse… Et quand nous avons travaillé en public elle m’aidait et me rendait les tours bien plus faciles ; mais maintenant la grosse truie me laisse en guenilles, me met au pain et à l’eau plus souvent qu’à mon tour, et me roue de coups pour un rien ; il faut que j’apprenne en huit jours les tours les plus difficiles… et elle m’assomme, parce que, quand j’ai la tête en bas très-longtemps, moi… le sang m’étouffe.

— Et pourquoi la mère Major, si bonne autrefois pour toi, est-elle maintenant si méchante ?

— Tiens, parce qu’autrefois j’étais son amant, et que maintenant je ne veux plus l’être, — répondit Bamboche avec une fatuité dédaigneuse.

Pour la troisième fois je ne compris pas Bamboche, et dans ma candeur étonnée, je lui dis :

— Comment ? son amant ? Qu’est-ce que c’est ?

Mon nouvel ami partit d’un grand éclat de rire, et me répondit :

— Tu ne sais pas ce que c’est que d’être l’amant d’une femme… Es-tu serin.. à ton âge !

(J’avais environ onze ans, Bamboche devait avoir une ou deux années de plus que moi.)

— Non, — lui dis-je, tout confus de mon ignorance.

Alors, avec une assurance incroyable et un ton de supériorité railleuse, Bamboche, sans ménagement ni scrupules, éclaira mon innocence enfantine, et me raconta comment la mère Major l’avait séduit.

À cette époque, presque sans notion du bien et du mal, je n’étais et ne pouvais pas être frappé de ce qu’il y avait de repoussant, d’horrible dans la monstrueuse dépravation de cette mégère ; aussi, la cynique révélation de Bamboche ne me fit éprouver qu’un assez grand étonnement, accompagné de cette sorte de honte que cause la peur du ridicule ; car je rougissais beaucoup d’être resté si longtemps ignorant.

— Et pourquoi maintenant ne veux-tu plus être l’amant de la