Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Maintenant, — reprit Bamboche avec une précipitation qui me prouva combien il était ravi d’avoir trouvé un confident, — il faut que je te dise de qui je suis amoureux.

— Ce n’est donc plus de la mère Major ? — lui dis-je avec un nouvel étonnement.

Bamboche haussa les épaules.

— Tu seras donc toujours serin ? — me dit-il.

Puis il ajouta d’un ton d’affectueuse compassion :

— Je vois que j’aurai du mal à te délurer… mais je serai pour toi ce que le cul-de-jatte a été pour moi.

— Merci, Bamboche, — lui dis-je, pénétré de reconnaissance.

— Mais de qui es-tu donc amoureux, puisque tu ne l’es plus de la mère Major ?

— Je vais te le dire, — me répondit Bamboche.

Et j’attendis ce récit avec une vive curiosité.

Lorsque Bamboche prononça ces mots : Je vais te dire de qui je suis amoureux, ses grands yeux gris brillèrent d’un ardent éclat ; son teint pâle se colora légèrement : sa figure, qui jusqu’alors m’avait paru dure et sardonique, prit une expression de douceur passionnée ; il devint presque beau.

— Lorsque je suis arrivé dans la troupe, — me dit-il, — elle se composait d’un pitre[1], d’un Albinos qui avalait des lames de sabres, et d’une petite fille de dix ans, très-laide, maigre comme un clou, et noire comme un crapaud, qui dansait, qui jouait de la guitare et qui ne travaillait pas mal dans ses tours avec la mère Major ; mais comme cette petite avait, dans ses exercices, toujours le cou, les bras et les jambes nus, et qu’elle était chétive de santé, elle grelottait constamment, et toussait d’une toux sèche. On la faisait cent fois trop chanter et trop cramper, vu son âge et sa faiblesse ; ça la tuait petit à petit. C’était d’ailleurs un vrai mouton pour la douceur, et serviable autant qu’elle pouvait. Une fois ses exercices finis, elle se mettait dans un coin, ne parlait presque pas et ne riait jamais ; elle avait des petits yeux bleus, doux et tristes, et, malgré sa laideur, on aimait à la regarder. La mère Major qui, je crois bien, en était devenue jalouse à cause de moi, redoubla de méchanceté contre elle depuis mon entrée dans la troupe, tant et si bien, que la petite est tombée tout à fait malade, et qu’elle est morte dans une de nos

  1. Paillasse.