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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/306

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et du lait elle deviendra rose et blanche. Je la vois d’ici avec une jupe rouge à paillettes d’argent, faisant ses grâces au haut de la pyramide humaine, ou chantant de sa jolie petite voix d’enfant des polissonneries comme : Mon ami Vincent ou la Mère Arsouille[1] ; ça nous fera pleuvoir autant de pièces blanches que notre autre Basquine, avec sa frimousse mauricaude et poitrinaire, nous a fait pleuvoir de gros sous pendant sa vie. — Mais comment l’avoir, cette petite ? — demanda la mère Major à la Levrasse. — Attends donc ; j’ai dit au charron : Mon digne homme, vous et votre famille vous crevez la faim, la soif et le froid. — C’est la vérité, — m’a répondu le pataud d’un ton geigneux, — onze enfants en bas âge et une femme au lit, c’est plus qu’un homme ne peut porter ; je n’ai que deux bras, et j’ai douze bouches à nourrir. — Voulez-vous n’en avoir plus que onze bouches à nourrir, mon brave homme ? — Le pataud me regarde d’un air ébahi. — Oui, je me charge de l’aînée de vos filles, tenez, de cette blondinette qui nous regarde de tous ses grands yeux, je l’emmène ; vous me la laisserez jusqu’à dix-huit ans, et je lui apprendrai un bon état. — Jeannette, s’écria le pataud les larmes aux yeux, — mon petit trésor, le quitter, je n’ai que ça de joie, jamais. — Allons, bonhomme, soyez raisonnable, ça sera une bouche de moins à remplir. — Je ne sais pas si je vous donnerais un autre de mes enfants ça serait à grand’peine. Pourtant… notre misère est si grande… ça serait pour son bien ; mais Jeannette ! Jeannette !  ! oh, jamais ! — Quant à prendre un autre des enfants, au lieu de la blondinette, — dit la Levrasse à la mère Major, — merci du cadeau : figure-toi une couvée de petits hiboux ; je ne sais pas comment diable cette jolie petite fauvette a pu éclore dans ce vilain nid. Aussi : — Non, Jeannette et pas d’autre, — dis-je au charron, — et, bien mieux, mon brave, je vous donne comptant cent francs en bons écus, mais vous me laisserez Jeannette jusqu’à vingt ans. — Cent francs, — reprit le pataud de charron, — cent francs… — Et il n’en revenait pas : pour sa misère c’était un trésor… À sa bête de face ébaubie, je m’attendais à ce qu’il allait me lâcher Jeannette, car il l’appelle, la prend dans ses bras, baise et rebaise sa petite tête blonde, la mange de caresses, pleure comme un veau… mais,

  1. L’obscénité de ces chansons est assez connue pour qu’il soit inutile d’insister à ce sujet.